Les rencontres de Beauchapeau

Les rencontres de Beauchapeau






 


PROGRAMME



Lundi 30 juillet 11h30-13h : conférence introductive de DOM PATEAU sur l’amitié dans la Règle de Saint Benoît.
À la différence de l’anachorète, le moine bénédictin s’adonne à une vie cénobitique, en communauté, au sein d’une fraternité, vie qui n’est pas sans rappeler celle des premières communautés chrétiennes. Très tôt cependant, la tradition monastique a mis en garde le moine contre ce qu’il est convenu d’appeler les « amitiés particulières ». On pressent à travers cette recommandation un appel à une particulière garde du cœur qui convient à celui qui ne veut chercher que Dieu. Comment donc articuler amour de Dieu et amour du prochain le plus proche c'est-à-dire de son frère au sein de la vie monastique ? Comment se donner ou se recevoir sans blesser et sans perdre de vue l’Auteur de tout don?

Lundi 30 juillet 16h-17h30 et mardi 31 juillet 11h30-13h : regard philosophique sur l’amitié, avec deux conférences de CATHERINE CONRAD.
L’amitié, nous dit Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, est d’abord une passion : ce qui surgit en moi, indépendamment de moi, dans le plaisir de la rencontre. Comme les autres émotions, elle est nécessaire pour vivre. Car exister c’est entrer en relation, affectivement, avec ce qui n’est pas nous, de gré ou de force.
Et pourtant Aristote dit aussi de l’amitié qu’elle est une vertu. LA vertu, si l’on peut dire, car elle est celle de la relation, constitutive de tout être humain, réalisation de notre vocation. En effet, si nous sommes des êtres de besoin, de pauvreté, de manque, comme tous les vivants, nous sommes aussi des êtres de parole, animaux politiques, capables de créer une Cité. Parler DE quelque chose À quelqu’un : il n’est de communauté que par ce décentrement double et pourtant unique. C’est l’ouverture à l’autre par l’ouverture au monde, plus, par la création d’un monde commun.
Mais pourquoi ce même mot : philia, pour ce qui désigne à la fois une sympathie spontanée et une vertu ? Une rencontre, une reconnaissance, et pourtant un effort, un chemin ?

Mardi 31 juillet 16h-17h30 : méditation de ROBERT EMPAIN sur l’art et l’amitié.
De l’amitié, l’art témoigne à foison, non pas tant par l’amitié ou l’admiration que les artistes se portent les uns aux autres, et cela au delà des limites du temps et de l’espace, mais parce que toute œuvre d’art véridique, comme toute œuvre humaine véridique, comme tout ce qui touche l’homme au cœur, manifeste l’amitié de Dieu à notre égard et celle de l’homme à l’égard de Dieu.
Ainsi, l’œuvre d’art digne de ce nom est toujours l’œuvre d’une amitié réciproque entre Dieu et l’homme ; une œuvre d’amitié qui manifeste, célèbre et porte la beauté de Dieu et celle de l’homme qui est fait à son image. Cette œuvre spirituelle, belle et mystérieuse, accueille tout homme et témoigne alors de l'hospitalité divine offerte à tous.

Mercredi 1er août 11h30-13h : conférence de JEAN-SAMUEL WANG sur l’amitié dans l’Ancien et le Nouveau Testament : présentation à venir.

Mercredi 1er août 16h-17h30 et jeudi 2 août 11h30-13h : point de vue de l’historien, avec deux conférences de FRANÇOIS PERNOT.
Le 6 février 1778 sont signés, à Versailles, et ratifiés par Louis XVI, un Traité d'alliance et un Traité d'amitié et de commerce, entre la France et les treize colonies américaines, représentées par le comte de Vergennes et Benjamin Franklin. Première conséquence : l’Angleterre, qui a bien compris que ce que visait surtout le gouvernement français par ces traités était l'affaiblissement de son ennemi juré, déclare la guerre à la France.
Est-ce à dire que l’amitié, en politique et dans l’histoire, ne serait souvent que l’envers d’une inimitié, et que les alliances s’y feraient davantage contre des ennemis qu’entre des amis ? Est-ce à dire que l’histoire des traités d’amitiés dans le monde ne serait jamais que l’autre face de l’histoire des guerres?

Jeudi 2 août 16h-16h45 : regard de GERTRUDE DUBUS sur LES GRANDES AMITIÉS de Raïssa Maritain.
Raïssa Maritain nous livre le récit de ses premiers pas dans l’Église catholique et nous parle du rôle des rencontres d’amis dans son itinéraire, à commencer par Péguy et Léon Bloy. Nous écouterons ce que ce témoignage nous dit aujourd’hui, comment ces fils d’amitié ont tissé ce qu’elle appelle aussi « les aventures de la grâce ».
Plus de cent ans après, cela ne nous invite-t-il pas à contempler « l’œuvre de Dieu », le Dieu caché dans la Providence des rencontres ?

Le même jour, de 17h-17h45 : propos d’ISABELLE ROLLAND sur LES AMITIÉS CÉLESTES de Jacqueline Kelen.
Co-pains et amis nous font également goûter au pain bénit d'une élection partagée. Mais s'il est heureux de casser la croûte de ses habitudes avec des copains, c'est bien aux seuls amis qu'il est donné de savourer la mie de l'amitié... Jacqueline Kelen opère une subtile distinction qui fonde une nouvelle catégorie : celle des amitiés "célestes". L'ouvrage qu'elle consacre à ce thème nous offre, à partir d'exemples formant comme la vive trame d'une histoire, une présentation raisonnée de ces amitiés spirituelles. Chemin faisant, nous serons conviés à nous interroger sur cette grâce de l'Amitié, véritable manne capable de transfigurer notre désir d'échange.

Vendredi 3 août 11h30-13h : conférence de VÉRONIQUE MAAS sur l’amitié en littérature.
L’amitié dans les livres… À quoi bon s’y intéresser ? L’amitié, il suffit de la vivre, « et tout le reste est littérature », comme l’écrivait Verlaine dans son Art Poétique. Tout le reste ? Hormis justement, pour lui, la poésie, celle où « les mots portent leur chose » (Daumal). Mais alors n’existerait-il pas, de même, une littérature authentique, “poétique”, œuvre d’art et non simple assemblage de mots, où le texte non seulement parlerait de quelque chose, mais aussi l’évoquerait, le porterait, le re-présenterait c’est-à-dire le rendrait présent ? Il s’agira donc de se demander si la littérature parvient parfois, non simplement à traiter de l’amitié, mais également et surtout à être, indissociablement, œuvre littéraire et acte amical, discours et geste d’amitié, bouquet de mots et main tendue.

LES CONFÉRENCIERS

LE PÈRE JEAN PATEAU, né en 1966, après avoir obtenu l'agrégation de Physique et enseigné deux années dans le supérieur au Lycée Stanislas de Paris, est entré à l'abbaye Notre-Dame de Fontgombault en 1990.
Ordonné prêtre en 1998, il a préparé une licence canonique auprès de l'Institut Catholique de Toulouse, consacrant son mémoire de licence au sort des enfants morts sans baptême. Prieur du monastère depuis 2004, il a été élu abbé en août 2011 et bénit par Mgr Armand Maillard, archevêque de Bourges, le 7 octobre de la même année.

CATHERINE CONRAD, née en 1949, est ancienne élève de l’École Normale Supérieure et agrégée de philosophie. Professeur d’abord en Terminale au lycée Georges de la Tour à Metz puis en classe préparatoire économique au lycée Poincaré à Nancy, enfin, à nouveau à Metz, mais en Première Supérieure, elle enseigne désormais la philosophie au Grand Séminaire de Metz.

ROBERT EMPAIN est né en 1949 à Binche, en Belgique. Il a longtemps travaillé à Bruxelles comme directeur de création dans diverses agences, puis dans sa propre agence de communication Katté Empain & Partner, et a gagné de nombreux prix pour ses créations. En 1989 il a vendu son agence et quitté la publicité pour se consacrer à la peinture et à l’écriture. Il vit et travaille à Mérigny (France), à Bruxelles (Belgique) et à Obidos (Portugal).

JEAN-SAMUEL WANG est né en 1973. Il a quitté la Chine pour la France en 2001 et a été ordonné prêtre le 28 juin 2015 à Metz. Il est actuellement rattaché à la paroisse de Thionville.

FRANÇOIS PERNOT est né en 1963. Il est Docteur en histoire moderne de l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, professeur des universités en histoire moderne à l’Université de Cergy-Pontoise/Paris-Seine, titulaire de la Chaire Jean Monnet « Guerre et Europe : Défense, Sécurité, Patrimoine, Mémoire, Culture » 2017-2020 et directeur de l’École doctorale Droit et Sciences humaines. Il a publié de nombreux ouvrages, dont, chez Larousse, Qui a vraiment tué Henri IV ? qui a reçu le prix Drouyn de Lhuys de l’Académie des Sciences morales et politiques 2010.

GERTRUDE DUBUS est née en 1959. Après avoir enseigné quelques années la philosophie, elle s’est tournée vers le métier de formatrice et conseillère en évolution professionnelle.

ISABELLE ROLLAND est née en 1957. Après ses études (Lettres classiques et Maîtrise de lettres en littérature médiévale, DESS et CAPES de documentation, Institut des Arts sacrés), elle a travaillé dans l'édition avant de se consacrer à ses enfants et à ceux des autres (collège, lycée, ISFEC). Côté jardin, elle écrit quelques contes d'inspiration biblique et des poésies, et anime, de temps à autre, des ateliers d'écriture (haïku et tutorat d'écriture).

VÉRONIQUE MAAS est née en 1959. Agrégée des Lettres, elle a enseigné la littérature française en lycée pendant une trentaine d’années. Elle se consacre désormais au théâtre, en banlieue parisienne, dans le cadre de la troupe Cap sur Scène, qu’elle a fondée et dont elle est la directrice artistique. Elle a écrit un roman sur l’amitié, À la Croisée, et une pièce, qu’elle s’apprête à monter, sur Mère Geneviève Gallois, peintre et bénédictine de l'abbaye Saint Louis du Temple.


                                                                                                         
                      
LES CONFÉRENCES

Première conférence :

 
L’amitié chez saint Benoît

Conférence prononcée
par le Très Révérend Père Dom Jean PATEAU, Abbé de Notre-Dame de Fontgombault,




Fontgombault, le lundi 30 juillet 2018




Table des matières :
Introduction
I. Amitié et vie monastique

1) L’amitié en général
2) La vie monastique
- Un corps
- Le corps monastique

II. Les amitiés « particulières »
1) Saint Basile et saint Benoît
2) Traité de morale de Tanquerey
3) Saint François de Sales

III. L’amitié dans le Seigneur
1) Des amitiés monastiques
- Cassien (365-435) et l’Abbé Joseph
- Saint Benoît
- Les Abbés clunisiens
- En résumé, Montalembert
2) L’amitié spirituelle selon saint Aelred de Rievaulx
3) Les amitiés avec les gens du monde
Conclusion



Introduction

Y a-t-il place pour une amitié chez saint Benoît ? Ce mot est introuvable dans sa Règle.

Si le mot ami apparaît dans une citation au chapitre consacré aux Prêtres qui désireraient se fixer dans le monastère (Chap 60) : "Mon ami, dans quel dessein es-tu venu ?" (Mt 26,50), l’ami à qui s’adresse Jésus, c’est Judas.

Pourtant l’Écriture Sainte sait faire l’éloge de l’amitié : « Il est trois choses que mon âme désire, qui sont agréables à Dieu et aux hommes : l'accord entre frères, l'amitié entre voisins, un mari et une femme qui s'entendent bien. » (Sir 25,1)

Saint Basile dans ses Grandes Règles écrit à propos de la charité envers le prochain :

"Qui ne se rend compte que l'homme, être sociable et doux, n'est pas fait pour la vie solitaire et sauvage ? Rien n'est plus conforme à notre nature que de nous fréquenter mutuellement, de nous rechercher les uns les autres et d'aimer notre semblable."1

Le moine bénédictin vit en communauté, au sein d’une fraternité qui n’est pas sans rappeler les premières communautés chrétiennes dont on disait que les membres n’avaient qu’ « un seul cœur » (Actes 2,46). Saint François de Sales dans ses Entretiens fait ce rapprochement :

"Les anciens chrétiens de la primitive Église s’appelaient tous frères ; et cette première ferveur s’étant refroidie entre le commun des chrétiens, l’on a institué les Religions, dans lesquelles l’on a ordonné que les Religieux s’appelleraient tous frères et sœurs, pour marque de la sincère et vraie amitié cordiale qu’ils se portent ou qu’ils se doivent porter."2

Le Père Jean-Philippe Lemaire, moine de Solesmes écrivait : « L'amitié est une fleur délicate. Elle ne fleurit pas, au moins d'ordinaire, sur les monts sauvages, mais plutôt en terre cultivée. L'amitié est fille de la culture.»3

Les monastères ne seraient-ils pas cette terre de prédilection pour une véritable amitié ? On peut le pressentir, mais il n’est cependant pas possible d’ignorer que très tôt, la tradition monastique a mis en garde le moine contre ce qu’il est convenu d’appeler les amitiés particulières. Demeurer fidèle à une particulière garde du cœur est indispensable à qui fait profession de ne chercher que Dieu.

Comment donc articuler amour de Dieu et amour du prochain le plus proche, amour de celui que l’on appelle son frère ? Comment au sein d’une communauté monastique se donner ou se recevoir sans se blesser ou blesser son prochain et sans perdre de vue celui qui est l’Auteur de tout don ?

Ouvrant pour ainsi dire le feu à vos échanges, je voudrais dans une première partie donner quelques éléments sur l’amitié et également sur la communauté monastique comprise comme un corps. Dans une seconde partie, nous examinerons les risques qu’encourt l’amitié monastique, ses déviances. Enfin une dernière partie évoquera ce que peut être l’amitié monastique, à partir de la réflexion et des exemples laissés par nos Pères.


I. Amitié et vie monastique

1) L’amitié en général

Dans l’Antiquité, les physiciens grecs (Empédocle, Héraclite) pour expliquer les phénomènes cosmiques appelaient « amitié » le principe d’attraction et de répulsion des corps qui président à leur combinaison et à leur désagrégation. Mozart à l’âge de trois ans tapotait sur son piano : « Je cherche des notes qui s’aiment. »

Socrate restreignit l’amitié à l’être humain. La chose lui parut si précieuse qu’il se mit à enseigner l’art d’acquérir des amis.

Dans l’Éthique à Nicomaque (Livres VIII et IX), Aristote présente l'amitié comme le sommet des rapports humains : au-delà des amitiés fondées sur l'utilité ou sur l'agrément, la philia ou amitié noble fait aimer l'ami pour lui-même : c'est une bienveillance unie à une complaisance, qui est aussi réciproque (l’amitié n’est pas l’amabilité). Elle demande du temps, s'entretient, requiert une communauté de vie et suppose une certaine égalité : « Si l'un des amis est trop éloigné de l'autre, comme... Dieu..., il n'y a plus d'amitié possible ».

Cicéron la nomme « soleil de la vie »4. Elle unit selon Salluste les amis dans un même vouloir en toute chose : eadem velle, eadem nolle.
Le christianisme n’ignore pas la grandeur de l’amitié. La veille de sa Pâque, le Christ livre son cœur à ses apôtres : « Je ne vous appelle plus serviteurs... Je vous appelle amis » (Jn 15, 15). A travers l’incarnation, l’amitié est désormais possible avec Dieu plus proche des hommes.

Dans sa définition de la vertu théologale de charité, saint Thomas a intégré l'amitié telle que la définit Aristote, en se référant à la parole du Christ : « Je vous appelle amis »5. La charité6 théologale élève toutes les formes d'amitié, amitié entendue au sens le plus large. C’est un amour de mutuelle (impliquant la réciprocité) bienveillance (par opposition à l’amour de convoitise), fondé sur une communicatio, "communion" qui va spécifier les différents types de l'amitié : amitié familiale, amitié entre citoyens... Quand cette mise en commun se fonde sur d'autres motifs de proximité, d'autres similitudes, il s'agit de l'amitié de choix ou élective.

S. François de Sales illustre :

"Plus les vertus que vous mettez en votre commerce seront exquises, plus votre amitié sera parfaite. Si vous communiquez ès-sciences, votre amitié est certes fort louable ; plus encore si vous communiquez aux vertus, en la prudence, discrétion, force et justice. Mais si votre mutuelle et réciproque communication se fait de la charité, de la dévotion, de la perfection chrestienne, ô Dieu que votre amitié sera précieuse ! Elle sera excellente parce qu'elle vient de Dieu, excellente parce qu'elle tend à Dieu, excellente parce que son lien c'est Dieu, excellente parce qu'elle durera éternellement en Dieu ! Oh! qu'il fait bon aymer en terre comme l'on ayme au Ciel, et apprendre à s'entrechérir en ce monde comme nous ferons éternellement en l'autre!"7

Tanquerey dans son traité de morale décrit les qualités de cette amitié :

"Cette amitié, au lieu d'être passionnée, absorbante et exclusive… se caractérise par le calme, la retenue, la confiance mutuelle... C'est... une affection constante, qui va en croissant, au rebours de l'amour passionné qui tend à s'affaiblir. Elle est pleine de respect et de réserve, parce qu'elle ne désire que des communications spirituelles. On se communique donc ses pensées, ses desseins, ses désirs de perfection. Et parce qu'on veut se perfectionner mutuellement, on ne craint pas de s'avertir de ses défauts et de s'entr'aider à les réformer. La confiance mutuelle qui règne entre deux amis empêche l'amitié d'être inquiète, absorbante et exclusive ; on ne trouve pas mauvais que notre ami ait d'autres amis ; on s'en réjouit même pour son bien et celui du prochain.
L’ami est une sauvegarde au point de vue de la vertu. Nous avons besoin d'un égal, avec lequel nous puissions causer en toute liberté. Si nous ne le trouvons pas, nous serons exposés à faire des confidences regrettables à des personnes qui ne méritent pas notre confiance, et ces confidences ne seront pas toujours sans danger pour nous et pour elles.
C'est aussi un conseiller intime, à qui nous soumettons volontiers nos doutes et nos difficultés et qui nous aide à les résoudre ; un moniteur sage et affectueux qui, nous voyant agir et sachant ce qu'on dit de nous, nous dira la vérité et nous empêchera parfois de commettre bien des imprudences.
C'est enfin un consolateur, qui écoutera avec sympathie le récit de nos peines, et trouvera dans son cœur les paroles nécessaires pour les adoucir et nous réconforter."8

On notera ici bien des traits du directeur spirituel.

Saint Basile, considérant qu’il est enseigné qu’il faut donner sa vie pour ses amis, se demande de quels amis il s’agit :

"Il est raisonnable de distinguer les dispositions intérieures et la pratique de cette vertu. Autres sont souvent, en effet, les bonnes actions à poser en faveur des pécheurs, autres les marques de sollicitude à donner aux justes. Intérieurement, cependant, il faut être disposé à mourir aussi bien pour les pécheurs que pour les justes, sans distinction, car « Dieu, dit l'Apôtre, nous a montré son amour dans le fait que nous étions pécheurs lorsque le Christ est mort pour nous (Rm 5,8-9) », et il dit aux saints : « Comme une nourrice pleine de sollicitude pour ses enfants, je vous ai aimés au point de désirer vous donner non seulement l'Évangile, mais ma vie même, tant vous m'êtes devenus chers (1 Thess 2,7-8)"9

L’amitié est bonne en elle-même en tant que naturelle à l’homme. Elle réconforte dans les peines et engendre la joie. L’austère Curé d’Ars constatait : « Un peu d’amitié, c’est tout ce qu’il me faut. »

2) La vie monastique

La société monastique : c’est un corps, c’est une famille, c’est une école du service du Seigneur où le disciple est enseigné par un maître. A priori, ces éléments ne sont pas caractéristiques d’une amitié. Ils ne l’excluent pas non plus.

-Un corps

L’amitié nous l’avons vu nécessite l’existence d’un lieu, d’un lien, peut-être même d’un corps, où celle-ci va pouvoir se développer.

Un corps est un ensemble d’individus ayant pris conscience qu’ils étaient unis ou avaient à s’unir en vue d’un bien commun. Ce bien commun peut être considéré comme l’âme au sens de principe de cohésion,  de vie, de croissance ordonnée, du corps constitué de plusieurs individus. On discerne en chaque corps deux principes, matériel et formel, immanent et transcendant : un principe immanent en tant que le corps est composé d’individus, un principe transcendant en tant que ces individus se rapprochent en vue de la poursuite d’un bien commun, qui de soi ne coïncide pas avec le bien propre de chaque individu ou avec leur somme.

-Le corps monastique


Le corps monastique apparaît comme constitué d’hommes (principe matériel) qui se rapprochent en vue d’un bien commun : établir les conditions idéales en vue d’appartenir exclusivement au Seigneur (principe formel). Le monastère est vraiment pour saint Benoît (480-547) « la maison de Dieu » (Règle de St Benoît, c. 53)

Cette radicalité dans l’appartenance au Seigneur semble exclure de soi la possibilité d’une amitié humaine qui en quelque sorte partagerait le cœur... et la « maison », distrairait de la quête de Dieu.

C’est la pensée de Saint François de Sales qui conçoit une amitié particulière entre Philothée et son directeur, mais les jugent inutiles et même nuisibles dans le cloître où la Règle et l’Abbé les remplacent :

"Attendu qu’en un monastère bien réglé le dessein commun de tous tend à la vraie dévotion, il n’est pas requis d’y faire ces particulières communications, de peur que cherchant en particulier ce qui est commun, on ne passe des particularités aux partialités ; mais quant à ceux qui sont entre les mondains et qui embrassent la vraie vertu, il leur est nécessaire de s’allier les uns aux autres par une sainte et sacrée amitié ; car par le moyen d’icelle ils s’animent, ils s’aident, ils s’entreportent au bien."10

La règle de Saint Benoît, véritable constitution régissant les relations des membres de la communauté, est composée de 73 chapitres simples et clairs. C’est une charte du « bien vivre ensemble ». La communauté monastique y est assimilée au plus petit corps social : la famille. La stabilité (c.66) dans la communauté fait l’objet d’un vœu. Le moine entre dans un monastère et y persévère toute sa vie.

Au c.4 de la Règle, "Des instruments des bonnes œuvres", saint Benoît énonce le B A BA de la vie en société : « Aimer Dieu et son prochain... ne pas tuer, ne pas commettre l'adultère, ne pas voler, ne pas porter de faux témoignage, ne pas se laisser aller à la colère, et surtout ne pas murmurer, dénigrer son prochain... » Il apprend à ses disciples à s’accepter mutuellement pour tendre ensemble vers la perfection. Au monastère, on ne se choisit pas. On se respecte. On s’aime car on sait qu’il y a de Dieu dans le prochain.

Soulignons en particulier les instruments 70 et 71 : "Vénérer les anciens" - "Aimer les plus jeunes". Saint Benoît y reviendra au c. 63 consacré à l’ordre du convent. C’est du bon sens.

Dom Delatte commente :

"Sans ce double courant, il y aura dans la communauté des partis qui s'observeront curieusement, qui se jalouseront peut-être et se décrieront. Les anciens peuvent avoir leurs défauts, leurs manies : mais c'est pitié de n'avoir des yeux que pour découvrir, comme on dit vulgairement, «la petite bête» !
La jeunesse est souvent trop exigeante, trop sûre d'elle-même, et volontiers réformatrice. Et les anciens, de leur côté, sont parfois sévères, et désireux d'une perfection immédiate chez autrui : pourquoi ne pas laisser aux novices et aux jeunes profès le loisir d'éliminer les habitudes apportées du monde?" (Sur le chapitre 63)

Montalembert peut ainsi écrire à ce propos :

"La longévité des moines a toujours paru remarquable. Ils savaient l'art de conserver et de sanctifier la vieillesse, toujours si triste dans le monde, mais surtout dans les sociétés modernes, où une activité dévorante et toute matérielle paraît devenir la première condition du bonheur. Dans le cloître on la voit toujours non seulement chérie, écoutée, honorée par les jeunes gens ; mais pour ainsi dire supprimée et remplacée par cette jeunesse du cœur qui persistait chez tous à travers les glaces de l'âge, comme le prélude de l'éternelle jeunesse de la vie bienheureuse."11

Et les 72e et 73e instruments : "Par amour du Christ, prier pour ses ennemis" - "Se réconcilier avant le coucher du soleil, avec qui on est en discorde", Dom Delatte commente :

"En dépit de toutes les industries de notre charité, s'il est des frères qui se constituent nos ennemis, la ressource suprême qui nous reste est de prier pour eux, en union avec le Christ qui a suggéré cette maxime de perfection évangélique et l'a lui-même pratiquée sur la croix. Il faut savoir aussi se remettre en bons termes avec ceux qui auraient eu avec nous quelque désaccord. Les réconciliations virtuelles, non formulées, mais impliquées dans notre attitude, suffisent souvent et sont les meilleures. Faisons la paix sur l'heure, ou du moins ante solis occasum ; c'est la dernière limite. Même, il vaudrait mieux faire attendre un peu le Seigneur que reculer la réconciliation : Vade prius reconciliari fratri tuo, et tunc veniens offeres munus tuum (Mat 5,24)".

Dom Placide de Roton enseignait à ses moines :

"Unanimes... A l'égard des choses d'ici-bas, il est impossible d'avoir les mêmes pensées, les mêmes attraits. Encore faut-il, même sur ce terrain, essayer d'être compréhensifs, bienveillants. Mais ce n'est que sur un plan supérieur que peut se faire l'unité, le plan de Dieu, de l'amour de Dieu. Si tous aiment Dieu in omnibus et super omnia, tous n'auront qu'un même idéal, toutes les particularités individuelles se fondront dans la poursuite commune de cet idéal unique, et l'unanimité, l'unité se fera, et on sera prêt à tout sacrifier, ses vues personnelles, ses petits intérêts, pour réaliser cet idéal unique."12

L’avant-dernier chapitre de la règle (c.72) intitulé traditionnellement "Du bon zèle que doivent avoir les moines", est un petit trésor :

"Les moines s’honoreront mutuellement avec prévenance ; (allusion à Rm 12,10) ils supporteront avec une très grande patience les infirmités d'autrui, tant physiques que morales ; ils s'obéiront à l'envi ; nul ne recherchera ce qu'il juge utile pour soi, mais bien plutôt ce qui l'est pour autrui ; ils s'accorderont une chaste charité fraternelle. Ils ne préféreront absolument rien au Christ ; qu'Il nous amène tous ensemble à la vie éternelle."

Dom Delatte, troisième Abbé de Saint Pierre de Solesmes, en propose un commentaire savoureux :

"Nous venons tous ex diversis provinciis. Celui-ci arrive des brumes du Nord ; celui-là a mûri sous le grand soleil du Midi ; tel vient de la Bourgogne et a peut-être quelques gouttes de son vin dans les veines ; tel autre est Breton et bien de sa race. Or, le Seigneur demande que nous sachions nous prêter aux trempes diverses et que nous ne trouvions jamais insupportable un rapprochement qui s'est fait en lui et par sa grâce. Supportons encore les supériorités du prochain, supportons la confiance et l'affection qui vont vers lui. Souvent le Seigneur permet sur ce point une souffrance aiguë, afin de nous mettre en demeure de chercher une affection plus haute, où nous ne redoutions plus de rivalité : 
Alter alterius onera portate et sic adimplebitis legem Christi (Ga 6,2).
Obéissez-vous à l'envi les uns aux autres. Au lieu de poursuivre des fins qui satisfassent son égoïsme, que chacun recherche plutôt toutes les occasions d'obliger ses frères. C'est la grande loi du christianisme, c'est l'antipode de l'animalité, puisque l'animal et l'homme animal n'ordonnent toutes choses qu'à leur profit."

De ces lignes, il ressort que membre d’un corps, le moine n’est jamais isolé. Il demeure aussi foncièrement dépendant de Dieu, dont il est une créature et qu’il cherche.

Le monastère offre le cadre immédiat d’un épanouissement. En tant que partie d’un tout, le moine a le devoir de se rapporter au bien commun de ce tout, de favoriser la recherche de Dieu en tant que commune à tous les membres, et de s’acquitter ainsi d’une dette à l’égard du bien commun de celle-ci. La partie aime naturellement le bien du tout plus que le sien propre ou que le bien d’une partie plus petite, à cause de l’unité de la partie et du tout, de l’existence particulière qu’elle reçoit à titre de membre du tout. À ce point de vue, la communauté a raison de fin.

En même temps, chaque membre, puisqu’il est partie, a droit à recevoir du bien commun sa part. Il faut alors affirmer la transcendance du moine vis-à-vis du monastère. Celui-là y demeure pour chercher Dieu de façon personnelle, en relation immédiate avec Dieu qui est sa fin propre et reçoit de la communauté ce qui est nécessaire pour cela.

En résumé, le corps monastique développe une double harmonie : verticale avec Dieu, et horizontale : entre ses membres et avec la nature. Le monastère apparaît comme un lieu de réconciliation qui atteint son sommet dans l’œuvre par excellence du moine : l’Opus Dei, l’œuvre liturgique.

En concluant le chapitre de la Règle consacré à l’obéissance, saint Benoît cite saint Paul : "Dieu aime celui qui donne joyeusement." (2Co 9,7) « Dans la vie monastique, affirme Dom Delatte, la charité et l'obéissance, qui règlent toutes nos démarches, ont pour résultat, même pour fin, de nous rendre heureux tous ensemble : Omnes omnia faciunt et patiuntur ut lætentur et gaudeant (St Jean Chrysostome Adversus oppugnatores vitæ monasticæ l. 3, 11 PG XLVII, 366).

Guillaume de Saint Thierry dresse un tableau d’une telle société :

"Enviant cette forme de vie inspirée par les apôtres, des hommes n'ont pas voulu avoir de maisons ni d'hôtelleries autres que la maison de Dieu (Cf. RB 31, 19 et 53,22 (SC 182, p. 50 et 616). ), la maison de prières (Cf. Is 56, 7 ; Mt 21, 13.). Tout ce qu'ils font, ils ont voulu le faire au nom du Seigneur (Ps 123, 8 ; Col 3, 17), habitant ensemble en un même Ordre, suivant une même loi, ne possédant rien personnellement, pas même leurs propres corps (Cf. RB 33,4 et 58,25 (SC 182, p. 562 et 632)), n'ayant même pas pouvoir sur leurs volontés. Ensemble ils dorment, ensemble ils se lèvent, ensemble ils prient, psalmodient ou lisent. Leur engagement ferme et immuable est d'obéir à leurs supérieurs, de leur être soumis. Ceux-ci, dès lors, veillent avec un soin extrême sur eux, pensant qu'ils devront répondre de leurs âmes." (Cf. RB 2, 34 (SC181, p. 450))...
Pour le bien des autres, en effet, ils sacrifient les fruits de l'esprit (Ga 5, 22) et, en se mettant au service du salut d'autrui, ils font passer le service du prochain avant leur « affect » pour leur propre avancement. Prêchant à leurs religieux le sabbat perpétuel, ils les tiennent à l'écart des soucis du monde, ils les affranchissent du tourment des nécessités de la vie. D'ailleurs ces nécessités sont réduites au minimum, on se contente de peu pour vivre. Habits grossiers (Cf. RB 55, 7 (SC 182, p. 618), nourriture frugale (Cf. RB 38 (SC 182, p. 576), et tout est déterminé dans les limites prévues par la Règle : chacun ne peut avoir que ce qui est accordé et qui suffit à tous (Cf. RB 33 (SC 182, p. 562) — on ne peut désirer davantage que ce qui est accordé.
25. Cette vie n'est-elle pas le paradis, non le terrestre, mais le céleste ? Mais dans ce paradis il n'est permis qu'aux seuls supérieurs de manger fréquemment de l'arbre de la science du bien et du mal ; autrement dit de donner les dispenses avec discernement ; quant aux subordonnés, ils n'ont qu'à obéir, non à juger ; si quelqu'un touche à ce fruit, il mourra de mort. (Gn 2, 17 )Tous, et en tout temps, s'exercent au silence des lèvres et ne se parlent les uns aux autres que par l'« affect » du cœur. Les fréquentes exhortations des supérieurs jettent de l'huile sur le feu13, mais ce qui les enflamme surtout, c'est le mutuel exemple qu'ils se donnent. Les uns les autres se préviennent à l'envi d'honneur (Rm 12, 10) et de respect, selon la recommandation de l'Apôtre, s'encourageant les uns les autres dans l'encouragement à la charité (He 10,24), se montrant accueillants les uns pour les autres (Rm15, 7). Ils ne peuvent supporter que l'un d'eux fasse le solitaire... Or ils considèrent comme solitaire celui qui refuse d'ouvrir sa conscience à un confrère, ou celui qui, par ses inventions nouvelles et solitaires, trouble la communauté des frères.
En cas de besoin, on permet un doux entretien qui roule sur ce qui est nécessaire à l'âme ou au corps ; sinon, c'est partout le silence plus doux encore... Dans les exercices communautaires de piété, dans le rayonnement d'une certaine grâce qui émane des visages, des corps, de la manière d'être, ils se voient les uns les autres habités par la présence de la divine bonté... La voilà, l'école spécialisée de la charité.
C'est en ce lieu qu'on en pousse l'étude, qu'on se livre aux disputes14 qui la concernent, et qu'on arrive aux solutions, non pas tant par des raisonnements que par la raison, par la vérité et l'expérience même des choses. Là, celui qui, à force d'avancer, se trouve trop fatigué, s'il s'arrête près des bagages qu'il traîne encore avec lui — ceux de ses propres nécessités et ceux de ses confrères — ne mourra pas, aucune loi ne le contraindra à revenir en arrière, ni à marcher à toute force. S'il est fidèle à rester ainsi à la garde des bagages, il sera traité, dans le triomphe de la victoire, à peu près comme celui qui aura continué la route (Cf. 1 Sam 30)."15

Même si l’appel à la vie monastique demeure la prérogative de Dieu (en ce sens il n’y a pas choix de l’ami), les entretiens fraternels, la mutuelle bienveillance, l’amabilité pas seulement naturelle entre gens bien élevés, mais surnaturelle, fondée sur l’image de Dieu, gravée dans le frère, voilà des caractères de l’amitié que l’on peut trouver chez les fils de St Benoît. La vie monastique appelle à une authentique communion.

Mais peut-on espérer y trouver des amitiés plus personnelles, disons particulières fondée sur un choix personnel ?

II. Les amitiés « particulières »

Reconnaissons que la relation entre deux êtres humains qualifiée d’amitié est quelque chose de grand, mais de délicat, voire de dangereux surtout dans le cadre cénobitique. Que penser en effet d’amitiés plus particulières qui ne s’adresseraient pas à l’ensemble de la communauté ni même à Dieu, voire qui les excluraient ?

1) Saint Basile et saint Benoît

St Basile ne semble pourtant pas hésiter quand il écrit dans ses Petites Règles :

Qu. 242 Que signifie : « Vous aimant fraternellement avec tendresse16 »?
R. — La tendresse peut exprimer l'intensité de l'affection dans le désir, et dans l'ardent sentiment que se témoignent ceux qui s'aiment. C'est donc pour que la charité fraternelle ne soit pas superficielle mais intérieure et chaude qu'il a été dit : « Vous aimant fraternellement avec tendresse ».
Cette relation dans la mesure où elle est une relation d’élection, de choix, présente le risque d’interférer, voire de se substituer à d’autres relations de choix mais de rang supérieur comme l’amour sans réserve de Dieu ou l’amour fraternel de tous les membres d’une communauté.
Aussi, l'amitié peut être un moyen de sanctification ou au contraire un obstacle sérieux à la perfection, selon qu'elle est surnaturelle ou naturelle et sensible. Saint Basile, dans des lignes intitulées "Qu’il ne faut pas souffrir que deux ou trois frères fassent entre eux aucune liaison particulière" et qui ont donné la substance des chapitres 65e et 69e de la Règle de saint Benoît consacrés respectivement au Prieur et au fait que des moines ne doivent point se défendre l’un l’autre, invite à la prudence :
"Il est juste que tous les frères aient entr'eux une charité réciproque ; mais il n'est nullement à propos que deux ou trois se séparent les uns des autres pour faire à part une petite société. Car ces liaisons particulières ne sont nullement charité ; mais elles ne sont que sédition, que division, et que la conviction visible de ceux qui forment ces petits partis, et ces cabales. Et dans le vrai, s'ils aimaient le bon ordre et la discipline de toute la communauté, ils auraient une charité commune et égale pour tous leurs frères. Mais si en se divisant et se séparant les uns des autres ils font une communauté particulière dans la générale, le lien qui les unit, et qui les assemble est l'effet d’une amitié pernicieuse ; et il faut que ce soit quelque chose de fort contraire à l'institut général de la maison qui produise en eux cet effet, savoir l'affectation d'une nouveauté qui tend au renversement de l'ordre et de la discipline du Monastère. Il ne faut donc nullement souffrir ces sortes de sociétés particulières dans les communautés religieuses, ni permettre qu'aucun des frères viole criminellement la charité générale de la maison, trouble ses lois, et renverse sa discipline en s’unissant avec des particuliers par ces sortes d’amitiés ; au contraire tant que les Religieux demeureront dans les bornes de leur devoir, il faut que chacun d'eux ait une union et une liaison générale avec tous les autres."17

Voici ce qu’écrit saint Benoît au chapitre 69e de sa Règle dans la ligne de saint Basile :

"Il faut veiller à ce que personne, en aucune circonstance, dans le monastère, ne se permette de défendre un autre moine, ou de lui servir comme de protecteur, et cela, quel que soit le degré de parenté qui les unisse. Les moines ne se le permettront d'aucune manière, car il peut en résulter de très graves occasions de conflits. Si quelqu'un transgresse cette défense, on le punira très sévèrement."

Dom Delatte commente en des lignes réalistes :

"Peut-être les parentés les plus redoutables ne sont-elles pas celles du sang, mais les parentés de choix, celles que créent des recherches assidues et exclusives. Ce qu'on appelle les amitiés particulières doit évidemment être banni d'un monastère... Chez les moines, on doit aimer comme chez les anges de Dieu... L'affection mutuelle des anges ni ne les détourne du Seigneur, ni ne diminue leur soumission et leur obéissance. Elle ne leur cause ni trouble, ni anxiété, ni jalousie. Ils se rencontrent avec joie ; ils ne se recherchent pas.
Le péril que signale saint Benoît pourrait exister aussi dans les petites coteries ou amitiés particulières à plusieurs, et jusque dans certains groupements réguliers : par exemple, lorsque plusieurs moines sont réunis habituellement en vue d'une œuvre commune... Ces religieux, ensemble, ou s'entendront, ou discuteront souvent. Mais qu'ils s'entendent ou s'entendent moins bien, ils n'en forment pas moins une raison sociale, un état dans l'état. On ne pourra toucher à aucun sans provoquer chez tous un choc en retour, un mécontentement, des murmures. C'est la mise en commun de tous les griefs ; et parfois même une langue, un argot spécial est créé pour les traduire et les échanger. Aux commentaires des actes de l'autorité se joignent les condoléances auprès des victimes. Plusieurs réflexions de N. B. Père laissent deviner qu'il y avait dans les monastères de son temps des esprits brouillons, des agitateurs inconscients, des diplomates de métier, par tempérament ou par manie. Ils groupent les mécontents, s'appliquent à envenimer dans les âmes les petites blessures d'égoïsme. Tous leurs traits sont enveloppés de sous-entendus, d'atténuations hypocrites, de protestations d'obéissance quand même, ponctuées de soupirs, etc. Et, naturellement, il y a toujours dans ces condoléances un prétexte de charité, de pitié, d' « indépendance de caractère », de piété même. Comme les illusions sur ce terrain sont faciles !
En réalité, c'est le scandale et la division qui commencent dans la communauté.
Les fausses amitiés sont celles qui sont fondées sur des qualités sensibles ou frivoles, en vue de jouir de la présence et des agréments de la personne aimée. C'est une sorte d'égoïsme déguisé : on aime quel- qu'un à cause du plaisir qu'on trouve en sa compagnie. Sans doute on est prêt à lui rendre service, mais c'est en vue du plaisir qu'on éprouve à se l'attacher davantage."
Saint Benoît au chapitre 54e de la Règle consacré aux eulogies rappelle qu’ "Il n'est pas licite à un moine, sans autorisation de l'abbé, de recevoir, ni de ses parents ni de qui que ce soit, ni même entre eux, des lettres, des cadeaux..."

Dom Delatte ajoute :

"Il peut y avoir entre religieux, du même monastère ou de monastères différents, certains échanges de lettres ou d'eulogies. « Les petits cadeaux entretiennent l'amitié » : sans doute ; mais, en dehors même des motifs de pauvreté, il en est d'autres qui interdisent aux moines ces gracieusetés, aussi longtemps qu'elles restent clandestines. La défense prononcée par saint Benoît est formelle et complète ; elle embrasse tous les cas et ruine à l'avance toutes les vaines excuses. Nous avons rompu avec le monde et nous sommes pauvres par profession."


2) Traité de morale de Tanquerey

En résumé, toutes sortes d'amitiés, de quelque façon qu’elles naissent, manifestent le besoin instinctif qu'on éprouve d'aimer et d'être aimé... Le traité de Morale de Tanquerey les décrit sans concession :
1) Au point de vue de leur origine elles commencent soudainement et fortement, parce qu'elles résultent d'une sympathie naturelle et instinctive ; elles sont basées sur des qualités extérieures et brillantes, ou du moins qui paraissent telles; elles sont accompagnées d'émotions vives, parfois passionnées.
2) Dans leur développement, elles s'alimentent par des conversations parfois insignifiantes mais affectueuses, parfois trop intimes et dangereuses; par des regards fréquents, qui, dans certaines communautés, suppléent aux conversations particulières ; par des caresses, des serrements de main expressifs...
3) Quant à leurs effets, elles sont empressées, absorbantes et exclusives; on s'imagine qu'elles seront éternelles ; mais une séparation suivie d'autres attachements, y met souvent une fin assez brusque. (p. 384-385)

Dieu, qui ne veut pas d'un cœur partagé, se retire peu à peu de l'âme, la prive de lumière et des consolations intérieures. L’âme perd le recueillement intérieur, la paix, le goût des exercices spirituels et du travail. Viennent ensuite des pertes de temps (la pensée se porte trop souvent vers l'ami absent, ), dégoût et découragement (la sensibilité prend le dessus sur la volonté). Tous les excès sont possibles.

Le seul remède sera le retour à la fidélité : éviter non seulement de rechercher celui qu'on aime de la sorte, mais éviter même de penser volontairement à lui ; et si on ne peut éviter d'être quelquefois avec lui, qu'on le traite avec politesse et charité, mais sans jamais lui faire de confidences ou lui donner des marques spéciales d'affection. Positivement, on s'absorbe aussi activement que possible dans la pratique de ses devoirs d'état ; et quand, malgré tout, se présente à l'esprit la pensée de celui qu'on aime, on en profite pour faire un acte d'amour envers Notre Seigneur. Par là on profite de la tentation elle-même pour aimer davantage Celui qui seul mérite de fixer notre cœur.

3) Saint François de Sales

Remarquons que les amitiés peuvent être mêlées de naturel et de surnaturel. On veut réellement le bien surnaturel de son ami, mais en même temps, on désire jouir de sa présence, de sa conversation, et on souffre trop de son absence.

C'est ce que décrit fort bien S. François de Sales :

"On commence par l'amour vertueux, mais si on n'est fort sage, l'amour frivole s'y mêlera, puis l'amour sensuel, puis l'amour charnel ; ouy, même il y a danger en l'amour spirituel, si on n'est fort sur sa garde, bien qu'en cestuy-ci il soit plus difficile de prendre le change, parce que sa pureté et blancheur rendent plus connaissables les souillures que Satan y veut mesler ; c'est pourquoi quand il l'entreprend, il fait cela plus finement, et essaye de glisser les impuretés presque insensiblement."18

Aussi, si c'est l'élément surnaturel qui domine, il faudra épurer cette amitié de tout ce qui favorise l'élément sensible, conversations fréquentes et affectueuses, familiarités, etc. ; il faut de temps en temps se priver d'une rencontre qui serait d'ailleurs légitime, et savoir abréger une conversation qui cesse d'être utile. Par là on acquiert une certaine maîtrise sur sa sensibilité, et on évite les écarts dangereux.

Si c'est l'élément sensible qui prédomine, il faut, pendant un temps notable, renoncer à toute relation particulière avec cet ami, en dehors des rencontres nécessaires ; et, en ces rencontres, supprimer toute parole affectueuse. On laisse ainsi la sensibilité se refroidir, et on attend, pour reprendre les relations, que le calme règne dans l'âme. Les relations nouvelles prennent alors un tout autre caractère; s'il en était autrement, il les faudrait supprimer pour toujours.

On peut conclure en affirmant que ce type d’amitié est une épreuve commune dans les débuts de la vie monastique et qui amène celle-ci à sa véritable maturité. Il est humain alors que l’on franchit les portes d’une société étrangère d’y rechercher un ami, un soutien... Un jour il faudra se poser la question :

Cet ami, me conduit-il à Jésus ? Au fond cet ami que je cherche, ne serait-il pas être Jésus lui-même ?

III. L'amitié dans le Seigneur

Laissons donc ces caricatures de l’amitié monastique et venons-en à la véritable amitié spirituelle. Jean Cassien en pose les fondements, saint Benoît et les moines du Moyen-Âge en donnent l’exemple, Aelred de Rievaulx en offre le traité complet, systématique et gracieux.

1) Des amitiés monastiques


- Cassien(365-435)et l’Abbé Joseph

Une conférence tirée de la rencontre avec l’Abbé Joseph, solitaire érudit de la Thébaïde, traite de la question. Sa pensée se rattache de façon évidente à celle des philosophes.

"1. Le bienheureux abbé Joseph , dont nous allons maintenant rapporter les entretiens , était un des trois solitaires que nous avons cités dans notre première conférence. Il était d'une noble famille et un des premiers d'une ville d'Égypte appelée Thmuis. Non-seulement il parlait égyptien, mais il savait parfaitement le grec, et, avec les personnes qui, comme nous, ne connaissaient pas sa langue, il n'avait pas besoin d'interprète et s'exprimait très bien dans la nôtre.
Lorsque le saint abbé eut appris que nous désirions nous instruire auprès de lui, il nous demanda si nous étions frères ; et quand il sut que nous étions frères par l'esprit et non par le sang, et que, depuis notre séparation du monde, nous avions toujours été unis, soit dans les monastères, soit dans les pèlerinages que nous avions entrepris ensemble pour notre avancement spirituel, il s'exprima en ces termes :
2. Il y a bien des sortes d'amitiés qui unissent diversement les hommes dans des rap- ports d'affection. L'amitié naît quelquefois de ce qu'on a entendu dire d'une personne , ou des affaires , des engagements qu'on a avec elle... de l'instinct de la nature et de cette loi du sang qui fait préférer aux autres les proches... Mais toutes ces sortes d'affections qui unissent les méchants comme les bons, les bêtes et les serpents, ne peuvent durer toujours... Ces rapports qu'ont fait naître l'intérêt, le plaisir, la parenté et les besoins de la vie, sont souvent rompus par le moindre événement.
3. Il n'y a qu'une amitié qui soit indissoluble : c'est celle qui ne vient pas d'une considération extérieure des services reçus, des affaires ou de la parenté, mais qui vient de la conformité des vertus. Celle-là, aucun accident ne peut la rompre... Du reste, nous avons connu bien peu de ces amis unis par la charité de Jésus-Christ, dont l'affection soit ainsi restée inaltérable ; car quoique l'amitié commence saintement, elle n'est pas souvent entretenue, des deux côtés, de la même manière, et alors elle est sujette au temps et au changement. Lorsque la vertu de l'un manque, elle n'est conservée que par la patience de l'autre, et, malgré ses efforts et sa persévérance , elle finit par faiblir...
L'amitié est inaltérable entre ceux qui ont les mêmes desseins, la même volonté, qui veulent ou ne veulent pas les mêmes choses. Si vous voulez conserver entre vous une inviolable affection, il faut vous empresser d'abord de corriger vos défauts, de mortifier votre volonté, afin qu'unis par les mêmes désirs et les mêmes efforts, vous puissiez réaliser ce qui réjouissait tant le Prophète : « Oh ! qu'il est bon , qu'il est doux à des frères d'habiter ensemble » (Ps 132, 1) ! et cela s'entend de ceux qui habitent les mêmes idées et non pas seulement le même lieu. A quoi sert d'être dans la même maison, sans avoir la même vie ,et les mêmes désirs; et qu'importe d'être séparés, au contraire, si on est unis par les mêmes vertus. Ce sont les mêmes pensées qui rapprochent les frères en Dieu, et il est impossible de vivre en paix, quand les volontés sont différentes...
6. Le premier fondement d'une véritable amitié est le mépris des biens du monde et de tout ce que nous possédons. Ne serait-ce pas une injustice, une impiété même, si, après avoir renoncé au monde et à ses vanités, nous ne préférions à quelque vil objet qui nous reste, l'affection si précieuse de nos frères? Il faut, secondement, sacrifier sa volonté, de peur que, s'estimant plus sage et plus éclairé, on n'aime mieux suivre son avis que celui des autres ; troisièmement, savoir préférer la paix et la charité à ce qu'on croyait utile et nécessaire ; quatrièmement, être persuadé qu'il n'y a aucun motif, juste ou injuste, de se mettre en colère ; cinquièmement, s'efforcer d'apaiser la colère de son frère , même lors- qu'il l'a conçue contre nous sans sujet, en pensant que le trouble des autres peut nous nuire aussi à nous-mêmes, et qu'il faut le calmer comme s'il nous était personnel. Enfin le dernier moyen qui peut servir aussi pour vaincre tous les vices, c'est de croire qu'on peut mourir dans la journée. Cette pensée, non-seulement bannira toute aigreur de notre âme, mais encore elle éloignera tous les mouvements de la concupiscence et toutes les tentations…
10. Je me souviens qu'au temps où ma jeunesse m'engageait à vivre encore dans un monastère, nous avions souvent, sur les saintes Écritures et sur la morale, des manières de voir qui nous semblaient évidentes et inattaquables ; mais, lorsque nous étions réunis pour conférer ensemble, il arrivait qu'un de nous, en discutant nos opinions, les trouvait fausses ; et nous les condamnions bientôt tous comme des erreurs dangereuses. Le démon nous les avait présentées comme des vérités incontestables, pour faire naître plus facile- ment parmi nous la discorde ; mais nous l'évitions, en suivant le conseil de nos anciens, qui recommandaient de ne pas nous attacher à notre jugement et de nous soumettre plutôt à celui de nos frères, si nous voulions résister aux artifices du démon...
14. On peut montrer à tout le monde cette charité, dont l'Apôtre a dit : « Pendant que nous avons le temps, faisons le bien à tous, et surtout à ceux qui nous sont unis par la foi.» (Ga. 6,10.) Et l'on doit tellement cette charité à tous, que Notre-Seigneur nous ordonne de l'avoir pour nos ennemis mêmes ; car il a dit : « Aimez vos ennemis. » (Mt 5,45) Pour la charité d'affection, on ne la témoigne qu'à un petit nombre de personnes qui nous sont unies par des rapports de mœurs et de vertus ; et il y a dans cette affection bien des degrés différents...
La charité bien réglée n'a de haine pour personne, mais elle aime selon les mérites de chacun ; elle a une affection générale pour tout le monde, mais elle choisit ceux pour les- quels elle doit avoir une affection particulière ; et parmi ceux-là mêmes, elle a encore des préférences." (p.223 à 235s)

L'antiquité chrétienne conserve le souvenir de l’amitié entre S. Basile et S. Grégoire de Nazianze.19 Le bréviaire garde lui aussi bien des traces de telles amitiés. De Grégoire VII, il est dit qu’au milieu de grandes tribulations, il envoyait des lettres pleines d’amour, litteras amoris plenas.

- Saint Benoît

Les conférences de Cassien ont eu une énorme influence sur le monachisme occidental. Saint Benoît les a lues. Aussi a-t-il su pratiquer cette amitié.

Le deuxième livre des Dialogues de saint Grégoire (Ier), chroniqueur de la vie de saint Benoît, évoque l’évêque de Canuse qui « avait coutume de venir chez le serviteur du Seigneur, et l'homme de Dieu l'aimait grandement à cause du mérite de sa vie. » (c.26)

Il en va de même d’un " noble, appelé Théoprobe... converti par les admonitions de ce même Père Benoît, lequel le traitait avec confiance et même familiarité à cause du mérite de sa vie." (c. 28)

Le diacre Servandus, "... fréquentait le monastère, car cet homme, lui aussi, répandait comme une source les paroles de la grâce céleste de sorte que, comme par une sorte de courant allant de l'un à l'autre, ils s'imprégnaient mutuellement des douces paroles de la vie, et, cette suave nourriture de la patrie céleste dont ils ne pouvaient jouir encore parfaitement, ils la goûtaient du moins en soupirant après elle." (c.36)

Mais ce type d’amitié n’est pas réservé seulement aux étrangers à la communauté. Au c.2 de la Règle, Ce que doit être l’Abbé, saint Benoît invite l’abbé à ne pas faire "acception des personnes dans le monastère. Qu'il n'aime point l'un plus que l'autre, si ce n'est celui qu'il trouvera plus avancé dans les bonnes actions et l'obéissance."

Dom Delatte commente :

"Malgré la pluralité de nos natures, nous sommes tous un en Notre-Seigneur Jésus-Christ. C'est partout la même filiation divine... Et ce nivellement s'est accompli non par la diminution d'aucun, mais par l'élévation de tous à la taille du Seigneur : in mensuram ætatis plenitudinis Christi (Ep 4,13).

L'Abbé ne doit voir les siens que comme Dieu les voit... L'Abbé pourra donc témoigner plus d'affection à celui qu'il croira meilleur, c'est-à-dire, précise saint Benoît, à celui qui sera plus obéissant, plus humble, plus riche en bonnes œuvres. La raison de l'affection, c'est la beauté : là où il y a beauté plus grande, là il y a titre à plus d'affection. (p. 49- 51)

Et cela n’est pas sans retour pour l’Abbé comme en témoigne Dom Delatte :

"Il est, pour l'Abbé, une plus grande compensation... : c'est l'avantage que procure le contact assidu avec les âmes qui sont bonnes. Ce contact est le plus assainissant qui existe et ressemble à une sorte de sacrement... Jusqu'au jour où il contemplera Dieu face à face, il ne le verra nulle part plus clairement que dans les âmes, dans la pureté de leur cristal vivant. Il n'aura pas de peine alors à se tenir très près du Seigneur, ce qui est son unique sauvegarde et sa consolation la plus assurée."(p.62)

- Les Abbés clunisiens


Au Moyen-Âge, les grands abbés clunisiens sont les témoins du développement de l’amitié monastique. De St Odon de Cluny (ou Eudes de Cluny, né vers 880 et mort à Tours le 18 novembre 942, second abbé de Cluny de 926 à 942), le chroniqueur écrivait :

"Personne ne s'entendait mieux à entretenir la gaîté autour de lui, non cette gaîté qui s'exprime par des éclats de rire et que saint Benoît interdit à ses moines, mais cette hilarité spirituelle qui dilate les cœurs et les ouvre à toutes les influences d'en haut. Les moines ressentent pour leur abbé, en même temps qu'une respectueuse vénération, une affection filiale, confiante et joyeuse. Ils se pressent sur ses pas, se nourrissent de ses paroles et, en cachette, baisent le bas de ses vêtements. Pour lui, il ne se lasse pas de leur distribuer ses enseignements et les leçons de sa charité, mais aussi, quand son devoir l'exige, les reproches et les admonestations... C'est bien le père de ses moines, il les aime assez pour ne pas craindre de les contrister ; il est là pour partager leurs peines, pour les soutenir dans leurs difficultés."20

Les relations d’amitié de saint Hugues (1024-1109, sixième abbé de Cluny, de 1049 à 1109.) avec le Pape saint Grégoire VII n’excluent pas des paroles sévères. En 1078, l'entrée à Cluny du duc de Bourgogne mécontenta le Pontife romain d’autant qu’il entraîna à son tour le comte Guy de Mâcon suivi de trente chevaliers. Le Pape écrivit à l'abbé de Cluny des paroles sévères et aussi injustes, telles que :

"Tu es si soucieux de nourrir des courtisans et des grands seigneurs que les pauvres gens t'importent peu... Frère très cher, pourquoi donc ne pas considérer dans quel péril, dans quelle misère se trouve la sainte Église ? Où sont donc ceux qui vont vaillamment au-devant du danger, qui résistent à l'impiété, qui ne craignent pas de mourir pour la justice et pour la vérité ? Ceux qui semblaient craindre et aimer Dieu, voici que nous les voyons fuir les combats du Seigneur, négliger le salut de leurs, frères, et chercher leur repos, en vrais égoïstes ; pasteurs et chiens s'enfuient, au lieu de défendre le troupeau ; les loups et les voleurs peuvent se ruer sur les brebis du Christ, personne plus ne les défend. Tu as reçu ou tu as entraîné un duc dans le paisible asile de Cluny, et par ta faute voilà cent mille chrétiens sans défense. Que si Nos conseils ont été sans valeur, si l'ordre du Siège apostolique n'a pu obtenir obéissance, au moins les gémissements des pauvres, les larmes des veuves, la ruine des églises, les cris des orphelins, la douleur et le murmure des prêtres et des moines auraient dû t'arrêter, te rappeler ce que dit l'Apôtre : La charité ne cherche pas ses avantages personnels... Je ne veux pas poursuivre davantage sur ce sujet, car j'ai confiance qu'avec la miséricorde divine, la charité du Christ, dont tu es ordinairement le temple, justifiera mes paroles, qu'elle transpercera ton cœur, et te fera comprendre la douleur que j'éprouve à voir un bon prince ravi à sa mère l’Église... A l'avenir, frère, sois plus prudent en pareil cas, et mets avant toute vertu la charité de Dieu et du prochain."


En la circonstance, il y avait malentendu. On avait expliqué au Pape que la Bourgogne était dans le deuil, que les prêtres gémissaient, que les orphelins et les veuves étaient sans défense, que les églises allaient être ruinées. Il y avait exagération. Saint Grégoire VII, mieux informé, se chargea lui-même d'éclaircir deux ans plus tard l’affaire.21

L’amitié bénédictine est donc à l’abri d’une remarque, d’une tempête même.

Il faut donner une place particulière à Pierre le Vénérable (1092 ou 1094-1156) neuvième abbé de Cluny durant un long abbatiat de 34 ans. Ce grand abbé féodal impécunieux, réformateur, polémiste et spirituel était un homme chaleureux, cordial, émotif et passionné. En voici une preuve tirée d’une de ses lettres et qui choquerait de nos jours :

« J'ai reçu ta lettre, très cher frère, le samedi-saint de la sépulture du Seigneur et, puisque je n'avais pu le faire avant, je l'ai lue assis à l'autel alors que l'office était déjà commencé. Je n'ai pas regretté de l'avoir lue en ce lieu et à ce moment, car j'ai profité grandement de sa lecture » (Début de la Lettre 20, à Gislebert).

L’échange avec son secrétaire Pierre de Poitiers est « franchement amical, détendu, et même parfois taquin... Pierre... ne s'y trompe pas et parle lui-même de la « tendre et joyeuse épître » que son maître lui envoie. (Cf. les Lettres 123 à 129, ainsi que les Lettres 26 et 58). »

S’adressant à l'évêque de Troyes, Pierre sait mêler beaucoup « de considérations sur ce bien de l'amitié d'autant plus rare qu'il est plus précieux, de protestations de fidélité, de reproches ou de regrets pour les retards apportés à répondre, de variations sur les thèmes de l'alter ego ou de « l'autre moitié de mon âme »... il comparera plus tard l'amitié de « ce très cher et déjà vieil habitant de mon cœur », au vin de qualité : elle s'améliore quand elle prend de l'âge.22

Il faut noter aussi l’amitié de Pierre pour les controversés Abélard et Héloise. Il œuvra à la réconciliation de Bernard de Clervaux avec Abélard à qui il offrit l’asile de Cluny. « Pierre, écrivait Gilson, semble avoir été mis sur le chemin d'Abélard et d'Héloïse pour les consoler d'avoir rencontré saint Bernard. Car Bernard était un incomparable maître pour des saints, mais Pierre était un incomparable guide pour des pécheurs.»23

Quant aux relations entre Pierre et Bernard de Clervaux (1090 ou 1091-1153) ; les uns parlent avec enthousiasme d'une amitié sincère et profonde ; d'autres, plus réservés, admettent l'existence d'une mutuelle estime, mais soulignent que seules la patience et l'humilité de Pierre ont seules pu la maintenir et la faire progresser.

Ainsi, lorsque Pierre écrit à Bernard : « mon âme adhère à la tienne et elle ne peut plus s'arracher de l'amour qu'elle te porte24 » ou encore l'amour « ne laisse rien en moi qui ne soit à toi et ne te permet de garder pour toi rien qui ne soit à moi. », quand il s’adresse : « au plus fidèle de ses amis, au plus doux de ses frères », Bernard s'étonne que « ce grand homme occupé à de grandes choses » ait pu se souvenir de lui.25

A la fin de l’été de l’année 1138, Pierre reproche à Bernard son attitude dans l'élection épiscopale de Langres où l’Abbé de Clervaux fit annuler l'élection du moine clunisien : « les animaux de même espèce ont coutume de s'aimer entre eux, pourquoi les moines n'aimeraient-ils pas les moines, les religieux les religieux, et, pour tout dire, les cisterciens les clunisiens26 ?

Bernard avait dépeint le moine sous les couleurs d'un « monstre », d'un « Baal» et accusé l'abbé de Cluny d'avoir employé ses richesses pour obtenir cette élection, le comparant en passant à ces rois de la terre dont parle le Psaume, qui se sont ligués contre Dieu et son Messie !

Bernard a cependant laissé quelques témoignages non équivoques de la haute estime en laquelle il tenait Pierre « le Vénérable » — il est un des premiers à lui avoir donné ce titre.

- En résumé, Montalembert

Montalembert dans Les moines d’Occident dessine cette amitié monastique :

"Si la nature inanimée était pour eux une source abondante de jouissances, ils en puisaient de bien plus vives et de bien plus hautes dans la vie du cœur, dans le double amour qui les enflammait, l'amour de leurs frères inspiré et consacré par l'amour de Dieu. Ces mêmes plumes monastiques qui ont écrit des traités sur la Beauté du monde27, en ont écrit d'autres, plus éloquents encore, sur l’Amitié chrétienne28… Mais leur exemple vaut mieux, sur ce point, que le plus éloquent des traités... Que de traits attendrissants, que de charmantes paroles à recueillir, depuis cet abbé espagnol du huitième siècle, qui disait : « Je n'ai laissé qu'un frère dans le monde, et combien n'en ai-je pas retrouvé dans le cloître ? 29 » jusqu'à ces deux religieuses de l'ordre de Fontevrault, dont l'une étant morte avant l'autre, apparut en songe à sa compagne et lui prédit sa mort en lui disant : « Apprends, chère bien-aimée, que je suis déjà dans une grande paix ; mais je ne saurais entrer en paradis sans toi ; prépare-toi donc et viens au plus vite, afin que nous soyons présentées toutes les deux ensemble au Seigneur»

En recherchant, derrière la robe de leurs frères, des cœurs tendres, désintéressés et fidèles, les religieux obéissaient aux enseignements de la loi divine comme .à l'exemple de l'Homme-Dieu...30

Et Montalembert de citer les lignes surprenantes d’Alfred de Musset tiré de Rolla :

"Cloîtres silencieux, voûtes des monastères,
C'est vous, sombres caveaux, vous qui savez aimer ;
Ce sont vos froides nefs, vos pavés et vos pierres,
Que jamais lèvre en feu n'a baisés sans pâmer.
...
Oui, c'est un vaste amour qu'au fond de vos calices
Vous buviez à plein cœur, moines mystérieux !
La tête du Sauveur errait sur vos cilices
Lorsque le doux sommeil avait fermé vos yeux,
Et, quand l’orgue chantait aux rayons de l’aurore,
Dans vos vitraux dorés vous la cherchiez encore.
Vous aimiez ardemment ! oh ! vous étiez heureux !"31

Plus loin un extrait d’un sermon de saint Bernard, évoque l’abbé pleurant l’un de ses frères :

"Sortez, sortez, mes larmes, si désireuses de couler ! celui qui vous retenait n'est plus là... Ce n'est pas lui qui est mort, c'est moi qui ne vis plus que pour mourir... Pourquoi, pourquoi nous sommes-nous aimés, puisque nous devions nous perdre, et après nous être ainsi aimés pourquoi nous sommes nous perdus ?" 32 (Serm 26)

2) L’amitié spirituelle selon saint Aelred de Rievaulx

En cette partie, on s’inspirera largement d’un livre remarquable de Xavier Morales : Dieu est amitié, qui est aussi une invitation à lire Aelred.

Mais c’est Aelred, abbé cistercien de Rievaulx dans le Yorkshire durant la deuxième moitié du XIIe siècle qui est sans conteste le chantre de l’amitié monastique.

Pour Aelred, l’amitié peut être un bon outil au service de la vie fraternelle dans la mesure où elle est bien guidée. « Il est convaincu qu’elle peut mettre de la douceur, et même de la tendresse, là où la rudesse du quotidien élimine et entame la bienveillance et la patience.»33

La thèse d’Aelred est simple : « Nous voici, toi et moi, et en tiers entre nous, je l'espère, le Christ. »34

Pour Aelred, deux moines ne sont jamais seul, mais en présence d’un troisième Le Christ qui, loin d’être un obstacle à l’amitié, la consacre en lui assurant de la profondeur. L’amitié « doit trouver son commencement dans le Christ, son développement selon le Christ, son achèvement par le Christ. » (I, 662b) « Il ne peut pas exister d’amitié véritable entre ceux qui sont sans le Christ. » (I,664b)

Aelred n’ignore pas les philosophes : « Là où règne une telle amitié, il y a même vouloir et même non vouloir. » (I, 676d) « L’amitié est un accord (consensio) des sentiments au sujet des choses humaines et des choses divines, accompagné de bienveillance et d’estime (caritas) » (I, 663a).

Le mot d’estime chez Cicéron traduit non pas l’amour mais l’attirance intérieure qui fait considérer la personne comme « chère » (carus). A la notion de bienveillance, s’ajoute ainsi la complaisance.

Écartant l'amitié charnelle, « puérile » (II,676d-677a), guidée par l'affection désordonnée35, l’« amitié mondaine » ou « intéressée » (échanges de bons offices), Aelred tient que si le commandement de l’amour s’adresse à tous, l’amitié est sélective mais désintéressée. Les « avantages » de l’amitié doivent la suivre non la précéder. « L’amitié est sa propre récompense36 ». L'ami, « c'est le gardien de mon amour37».

Aelred distingue quatre temps de l’amitié :

- l’élection : Éviter les extrêmes ingérables : le colérique, l’instable, le méfiant, l’indiscret. Ces défauts ne sont cependant pas définitifs : ce qui compte c’est de s’exercer aux vertus qui les vaincront. Enfin dans l’amitié, il y a place pour le pardon et la réconciliation.

- la mise à l’épreuve de l’amitié : l’amour veut tout donner mais l’amitié « est un amour où l’ouver- ture de soi à l’autre est maximale, au point que l’ami livre à son ami le plus intime de son cœur. Aelred conseille de vérifier quatre qualités : fidélité, pureté de l’intention (une amitié désintéressée), sens de la mesure, patience. Au sujet de la deuxième qualité, il faut vérifier que l’ami n’espère pas autre chose de son ami que l’amitié. A ce propos, Aelred a une réflexion intéressante qui s’autorise de Cicéron :

«Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt 22, 39). Voilà le modèle: aime-toi toi-même. Oui, tu t'aimes ainsi toi-même, si tu aimes Dieu, si, bien sûr, tu es tel qu'on puisse te choisir pour ami, selon notre description. Dis-moi: penses-tu pouvoir exiger une récompense pour cet amour que tu as pour toi-même ? Bien sûr que non ! En réalité, c'est pour soi que chacun est cher à ses propres yeux. Eh bien, à moins de transposer cette inclination sur autrui, en aimant l'ami gratuitement, du simple fait que l'ami nous semble cher pour soi-même, on ne peut ressentir ce qu'est la vraie amitié. Car alors, celui que l'on aime est comme un autre soi-même, pourvu que l'on reverse en lui l'amour que l'on a pour soi-même (III, 687c).

Derrière Cicéron, c’est Aristote qui se cache :

"Les relations d'amitié envers les proches et ce par quoi nous définissons les amitiés semblent provenir de la relation que l'on a avec soi-même. En effet, on considère comme un ami celui qui veut et fait le bien, ou ce qui y paraît, au bénéfice de l'autre, ou celui qui veut que son ami existe et vive pour lui-même. [...] Or tout cela se rencontre dans la rela- tion de l'homme bien élevé avec lui-même... Il se comporte avec son ami comme avec lui- même, puisque l'ami est un autre soi-même..". (Aristote, Éthique à Nicomaque, IX, C.4, 1166a-b.)

De fait le commandement divin, «Aime ton prochain comme toi-même» implique que l'on s'aime d'abord soi-même, pour aimer ensuite autrui de la manière dont on s'aime soi-même.

L'égoïsme comme la fausse culpabilité sont les deux obstacles qui nous empêchent de nous aimer nous-mêmes gratuitement, c'est-à-dire comme Dieu nous aime. Alors seulement, nous devenons notre propre ami : en accord avec nous-mêmes dans nos désirs et dans nos jugements, nous faisons l'expérience d'une authentique unification spirituelle. Alors seulement, nous cherchons notre bien véritable, et nous découvrons que ce bien, c'est de se donner à l'autre, et ultimement à Dieu.38

- l’admission dans l’amitié : nouer un contrat à durée indéterminée. Si l’amitié avec cette ouverture de notre intimité venait à être brisée, on devrait conserver à l’autre l’amour. En effet l’amitié a quatre caractéristiques: l'amour, l'affection, la sécurité et la jovialité (III, 686a). L'autre, en mettant à mal la sécurité de la relation, a brisé l'amitié, a fait disparaître l'affection et la jovialité. Mais l'amour, lui, subsiste après la rupture.

- l’amitié dans la pleine conformité des sentiments : « parvenir tous ensemble à la vie éternelle », « un dans le Seigneur »

Il est aisé de faire un rapprochement avec les 4 étapes du discernement monastique : l’entrée (élection), le noviciat (épreuve), l’admission (profession), la vie fraternelle.

Revenons à la distinction entre amour et amitié :

L’amitié, que nous n’accordons ici-bas qu’à bien peu de personnes, se transposera à tous, et, de tous, reviendra vers Dieu, lorsque « Dieu sera tout en tous. » (2 Co 15,28) » (III, 134), il n’en demeure pas moins que depuis la chute du premier homme : « Les bons introduisirent une différence entre l’amour et l’amitié. Ils remarquèrent qu’il fallait témoigner de l’amour même envers les ennemis et les méchants... C’est ainsi que l’amitié, qui, comme l’amour, s’étendait d’abord à tous, fut restreinte au petit nombre des bons par une loi de nature. » (I,668a-668b). (Cf. Cassien, Conf XVI)

Autrement dit l’amour qui a une extension maximale a une intensité minimale (il s’agit de vouloir le bien de l’autre sans forcément éprouver un attrait spontané pour lui). En revanche, l’amitié a une exten- sion restreinte mais une intensité maximale (il s’agit d’ouvrir à l’autre son intimité la plus profonde). Cependant au début comme au terme, amitié et amour étaient et seront confondus s’étendant à tous.

Pour Aelred, l’amitié est naturelle, voulue par Dieu et même prend sa source dans l’unité essentielle de Dieu. Remarquons qu’Aelred ne l’envisage pas comme un vestige de la Trinité ; d’autres l’ont fait.

Le premier fruit de l’amitié est le partage de l’intimité. Le second fruit et le plus important est que l’amitié est « un des degrés de la connaissance et de l'amour de Dieu ». Autrement dit, elle doit faire progresser les amis dans l’intimité avec Dieu. « L'élévation est aisée et naturelle du Christ, inspirant l'amour par lequel nous aimons notre ami, au Christ se présentant lui-même comme l'ami que nous aimons » (II, 672c). Par l'intermédiaire de l'ami, c'est Jésus lui-même qui fait connaître son amitié, « de sorte que les affections terrestres s'effaçant, et toutes les pensées et les désirs du monde disparaissant, l'es- prit ne se délecte plus qu'en le baiser du seul Christ » (II, 673d) ; « L’amitié, entièrement passée en Dieu, ensevelira dans la contemplation de Dieu ceux qu’elle a unis. » (II,677c)

Mais qu’en est-il de la fraternité monastique ? Voilà ce qu’Aelred en dit :

"Avant-hier, je faisais le tour des cloîtres du monastère. Les frères étaient assis, formant un cercle plein d'amour. J'étais comme au milieu des charmes du paradis, m'émerveillant des feuilles, des fleurs et des fruits de chacun des arbres. Dans le nombre, je n'en trouvais aucun que je n'aimasse et dont je ne fusse convaincu d'être aimé. Je fus alors tra- versé d'une joie si grande qu'elle dépassait toutes les délices de ce monde. Je sentais en effet mon esprit se répandre en eux tous, tandis qu'en échange, leur inclination affective à tous se déversait en moi. J'en arrivai à dire avec le prophète: « Voici comme il est bon, comme il est agréable d'habiter en frères tous ensemble» (Ps 132, 1) (III, 691a).

Certes on ne peut parler d’amitié aux yeux du monde mais cette description ne laisse-t-elle pas entrevoir une amitié plus noble ou plutôt l’annonce de ce que sera la véritable amitié ? Faut-il la placer entre amour et amitié ou au dessus ? Elle s’étend à tous les membres de la communauté et dépasse la mise en œuvre du commandement divin. Voici comment la résume Aelred :

"Eh bien, aimer ainsi et être aimé par son ami, oui, partir de la douceur de l'amour fraternel pour s'envoler toujours plus haut vers l'éclat de l'amour divin et, sur l'échelle de la charité, tantôt monter vers l'étreinte du Christ en personne, tantôt descendre vers l'amour du prochain pour s'y reposer tendrement, n'est-ce pas comme un fragment du bonheur éternel ?" (III, 700b).

Qu’en est-il de la relation au supérieur ? Aelred ira jusqu’à affirmer :

"L'amitié possède la puissance de rendre l'inférieur égal au supérieur" (III, 692c).

Pour Aristote, l’amitié ne pouvait exister qu’entre des égaux. Jésus appelle ses disciples, ses amis. Pour Aelred, l’égalité n’est pas un préalable mais une conséquence. L’amitié modifie la relation. Quittons Aelred en citant les dernières lignes de son traité :


Quand on prie le Christ pour son ami, quand on veut être exaucé du Christ pour son ami, on se tourne avec amour et désir vers le Christ lui-même. Alors un jour, soudain et insensiblement, l'inclination affective passe de l'ami au Christ. On touche presque de tout près la douceur du Christ et on commence à goûter comme il est doux et à ressentir comme il est tendre (Ps 34, 9 et 99, 5). C'est ainsi qu'en montant de ce saint amour par lequel on étreint son ami à celui par lequel on étreint le Christ, on cueillera le fruit spirituel de l'amitié à pleine bouche, le cœur joyeux, dans l'attente de la plénitude à venir de toutes choses.
Alors, c'en sera fini de la peur qui nous fait craindre aujourd'hui et nous inquiéter les uns pour les autres. C'en sera fini des oppositions que nous devons aujourd'hui supporter les uns pour les autres. L'aiguillon de la mort sera détruit, et la mort elle-même, dont les piqûres que nous devons aujourd'hui souffrir les uns pour les autres nous accablent. Nous serons enfin en sécurité, et nous jouirons de l'éternité de ce si grand bien.
Alors l'amitié que nous n'accordons ici-bas qu'à quelques-uns, nous l'étendrons à tous, et, à partir de tous, nous la retournerons à Dieu, quand «Dieu [sera] tout en tous»"(1 Co 15, 28). (702b)

Achevons par un petit dialogue sorti tout droit du cloître :

"AELRED — Sans amis, la vie ne procure plus aucune joie.
GAUTHIER — Pourquoi ?
AELRED — Supposons un instant que l'humanité tout entière ait disparu du globe, et que tu sois le seul survivant. Tous les plaisirs et toutes les richesses du monde s'offrent à toi: l'or, l'argent, les pierres précieuses, les villes et leurs remparts, les forteresses et leurs tours, les chefs-d'œuvre de l'architecture, de la sculpture, de la peinture. Ou bien imagine- toi transporté au paradis terrestre : tout t'est soumis, « tous les troupeaux de vaches et de moutons sont à toi, sans compter les bêtes sauvages, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer qui arpentent les sentiers maritimes » (Ps 8, 8-9). Eh bien, je te le demande, sans personne avec qui les partager, toutes ces choses seraient-elles capables de te procurer de la joie ?
GAUTHIER — Bien sûr que non.
AELRED — Et s'il y avait au moins une personne, dont tu ignorerais la langue, dont tu ne connaîtrais pas les coutumes, dont tu ne saurais pas ce qu'elle aime et ce qu'elle pense? Serais-tu heureux ?
GAUTHIER — Sans aucun langage par lequel je puisse en faire un ami, je préférerais qu'il n'y ait personne!
AELRED — Alors s'il y avait au moins une personne que tu aimerais comme toi- même, dont tu saurais de science certaine qu'elle t'aime également, est-ce que tout ce qui paraissait d'abord sans goût ne deviendrait pas savoureux et doux ?
GAUTHIER - Tout à fait.
AELRED - Plus il y aurait de personnes comme celle-là, plus tu croirais être heureux, n'est-ce pas?
GAUTHIER - Bien sûr...
AELRED - Y a-t-il un seul mortel qui ne veuille être aimé ? GAUTHIER - je pense que non.
AELRED - Si tu voyais quelqu'un qui vivrait au milieu d'une foule dont tous lui paraîtraient suspects, qui se méfierait de tout le monde en croyant qu'ils en veulent à sa tête, qui n'aimerait personne et qui croirait que personne ne l'aime, ne penserais-tu pas que c'est le plus malheureux des hommes?
GAUTHIER - Oui, le plus malheureux des hommes.
AELRED - Tu es donc d'accord pour dire que le plus heureux des hommes, c'est celui qui trouve son repos dans le cœur de ceux au milieu de qui il vit, qui les aime tous et que tous aiment, dont aucun soupçon ne viendrait empêcher, aucune méfiance ne viendrait troubler cette délicieuse sérénité ?
GAUTHIER - Oui, tout à fait.
AELRED - Il est sans doute difficile, dans la vie présente, de réaliser cela avec tout le monde. Mais quand la vie à venir le réalisera pour nous, plus nous abonderons en relations de cette sorte, plus nous nous croirons heureux, n'est-ce pas? (III 76-78 et 81)"

3) Les amitiés avec les gens du monde

Il faudrait évoquer aussi les amitiés des moines avec les gens du monde. On pourrait citer la reconnaissance de St Cuthbert envers sa nourrice, sa proximité avec la reine Etheldreda :

"...Telle était une femme vouée au service de Dieu, qui avait veillé sur l'enfance de Cuthbert... depuis sa huitième année jusqu'à son entrée au monastère, à l'âge de quinze ans. Il gardait à cette femme la plus tendre reconnaissance..., et... devenu missionnaire, il profitait de toutes les occasions... pour aller visiter celle qu'il appelait sa mère...
De la chaumière.., il passait au palais des reines... La sainte reine l'avait en grande tendresse... Elle voulut de plus lui offrir un gage personnel de son intime affection, en bro- dant pour lui.. une étole et un manipule qu'elle couvrit d'or et de pierres précieuses...
Pendant qu'il était encore à Melrose, la renommée croissante de sa sainteté et de son éloquence le fit souvent appeler par la sœur du roi Oswy... La royale abbesse le gardait plusieurs jours auprès d'elle; il n'en continuait pas moins ses exercices de piété et surtout ses austérités et ses longues oraisons nocturnes au bord de la mer. Le jour, il prêchait aux deux communautés que gouvernait Ebba, et il les édifiait toutes deux par le merveilleux accord de sa vie et de sa doctrine. Peut-être ne fut-il pas également édifié par tout ce qu'il y voyait, s'il faut en croire des historiens..., qui font remonter à ce jour la première origine des prescriptions sévères qu'on lui attribue contre les relations des moines avec les femmes de n'importe quelle condition."39

Conclusion

Quelle richesse que cet enseignement sur l’amitié puisé dans la tradition monastique...

Le moine a quitté le monde, ses relations, ses connaissances, ses amis. Il a renoncé à fonder une famille pour se consacrer à « Dieu seul ». Est moine dit Saint Théodore Studite40 :

Celui qui dirige son regard vers Dieu seul, qui s'élance en désir vers Dieu seul, qui est attaché à Dieu seul, qui prend le parti de servir Dieu seul, et qui, en possession de la paix avec Dieu, devient encore cause de paix pour les autres.

La paix avec Dieu engendre la paix avec les autres, l’amitié avec Dieu n’engendrerait-elle pas l’amitié avec les autres ?

L’amitié est un amour de mutuelle bienveillance et complaisance fondée sur une communion. Le propos du moine n’est pas de renoncer à toute relation. Son propos, c’est de remettre à sa juste place, la première, la relation avec l’ami par excellence de tout homme, avec Dieu. C’est dans la lumière de cette amitié première, que toute amitié s’éclairera, se formera. Absout des liens du sang (chasteté), des intérêts matériels (pauvreté) et des affinités électives (charité), le moine ne serait-il pas le mieux placé pour vivre l’expérience de l’amitié en toute liberté et gratuité ?

Le monastère devrait ainsi donner au monde l’image d’une société réconciliée : réconciliée avec la nature, réconciliée en ses membres, réconciliée avec Dieu. L’amitié devrait être la loi commune de la société monastique. Le monastère serait alors comme un retour au temps du paradis terrestre où l’intensité des liens de l’amour en toutes ses dimensions n’était pas un obstacle à la louange du créateur, bien au contraire.

Un tel effort n’est-il pas trop exigeant pour des cœurs toujours prompts à s’enivrer du mal ? Dans la lumière du Christ, restaurateur des liens entre Dieu et l’homme, le moine veut remplir non seulement le commandement divin de l’amour mais aller jusqu’à l’amitié envers tous. Composé d’hommes restaurés dans l’amitié avec Dieu dans le Sang du Christ, le monastère d’aujourd’hui est encore plus beau. Il porte au monde l’image du Christ ami de tous les hommes. Aussi, une conviction devrait occuper le cœur de tout moine : tout homme possède en lui quelque chose qui motive l’amitié à son égard : cette chose, c’est l’amitié première de Dieu pour lui… Au monastère, cette conviction est partagée aussi par le vis-à-vis qui juge que je suis digne d’amitié car également aimé de Dieu.

Au fond le secret de l’amitié, c’est le secret de Dieu et c’est lui qui nous l’a partagé et nous offre de le partager (cf. Jn 15-17)

Achevons par ces lignes41 empruntées de nouveau à Montalembert :

"C'est dans les monastères que cette science du vrai bonheur et du véritable amour a été le plus longtemps enseignée et pratiquée. On a vu qu'elle n'interdisait aux âmes unies en Dieu ni les élans de la passion ni les accents attendris de la plus pénétrante sympathie. N'entrons donc qu'avec un tendre respect dans ces cellules où l'on vivait surtout par le cœur. Écoutons quels sons se font entendre dans ce silence sacré : ils révéleront peut-être quelque suave et touchant mystère de l'histoire des âmes. Prêtons l'oreille au doux et perpétuel murmure de cette fontaine que tout cloître renfermait autrefois ; c'est l'emblème et l'écho de la source d'où jaillit l'intarissable amour.
Nos moines furent donc heureux, et heureux par l'amour. Ils aimaient Dieu et ils s'aimaient en Lui de cet amour qui est fort comme la mort. Veut-on chercher la conséquence naturelle, la condition générale et la meilleure preuve de tout ce bonheur , on la reconnaîtra sans peine dans cette paix extérieure et intérieure dont ils savaient faire le caractère dominant de leur existence. Douce et sainte paix, qui fut la radieuse conquête, le patrimoine inaliénable des moines dignes de leur nom, et dont personne n'a jamais possédé comme eux l'intelligence et le secret."42

Notes

1 Saint Basile, Grandes Règles, n°3.
2 François de Sales, 4ème Entretien.
3 Sedes Sapientiæ n° 79, 2002-1 p. 24.
4 De l'amitié
5 Saint Thomas d'Aquin, Somme de théologie, II II, q. 23, a. 1.
6 II II, qq. 25 et 26.
7 Vie dévote, Partie III., ch. 59.
8 Cf Tanquerey, Précis de théologie ascétique et mystique, Desclée et Cie, Paris 1923, n° 596b-598b, p.381-383.
9 Saint Basile, « Les Règles monastiques », Petites Règles, q.186, Editions de Maredsous, 1969, p.269-270,.
10 St François de Sales, Introduction à la vie dévote, 3e partie, c.19.
11 Le Comte de Montalembert, Les moines d’Occident, c.5, Le bonheur dans le cloître, t 1, 6ème édition, Lecoffre, Paris 1878, p.LXXXII-LXXXIII.
12 Dom Placide de Roton, Paroles d’un Père, Éditions sainte Madeleine, 2001, p.103.
13 Horace, Sat. II, 3, v. 321 (CUF, p. 170) : Adde poemata nunc, hoc est, oleum adde camino — « Ajoute maintenant tes poèmes, autrement dit verse de l'huile sur le feu.
14 Joutes oratoires pratiquées dans les écoles au temps de Guillaume
15 Allusion à un épisode de la vie de David et à la coutume désormais établie de donner sur le butin part égale à ceux qui auraient poursuivi la route pour combattre l'ennemi, et à ceux qui, fatigués, se seraient arrêtés pour garder les bagages (1 Sam 30, 9-25).
16 Rm 12,10.
17 Saint Basile, Constitutions Monastiques Ch XXIX.
18 St François de Sales, Introduction à la vie dévote, 3e partie, c.20.
19 St François de Sales, Introduction à la vie dévote, 3e partie, c.19, en rapporte plusieurs autres.
20 Dom Dubourg, St Odon de Cluny, Paris Lecoffre 1905, p.106-117.
21 Dom L’Huillier, Vie de Saint Hugues, Abbé de Cluny, 1024-1109, Solesmes 1888, p. 288-291.
22 On a gardé onze lettres de Pierre à Atton (5, 6, 7, 18, 22, 69, 70, 81, 86, 95, 121), et trois lettres d'Atton à Pierre (71, 85, 96).
23 Jean-Pierre Torrell-Denise Bouthillier, Pierre le Vénérable, Abbé de Cluny, le courage de la mesure, Veilleurs de la Foi CLD 1988, p.153.
24 fin de 1137 (Lettre 65)
25 Lettre 74 dans les œuvres de Pierre.
26 Lettre 29.
27 Cf. De venustate mundi, par Denis le Chartreux
28 Cf De amicitia Christiana et De Charitate Dei et proximi,tractatus duplex, par Pierre de Blois. V. édit. in-fol., de 1667, p. 497.
29 Cf Contr. Elipandum, l. II. Ap Bulteau II, 265.
30 Le Comte de Montalembert, Les moines d’Occident, c.5, Le bonheur dans le cloître, t 1, 6ème édition, Lecoffre, Paris 1878, p.LXXXII-LXXXVIII.
31 ib. p.LXXXVIII.
32 Ib p.LXXXIX.
33 Xavier Morales, Dieu est amitié, p. 8.
34 Aelred de Rievaulx, L'amitié spirituelle, I, 661a.
35 Aelred de Rievaulx, L'amitié spirituelle, II, 5677b : « Ceux qui prennent plaisir à la douceur de l’amitié spirituelle doivent s’en méfier absolument. Ce n’est pas une amitié mais un poison de l’amitié. Elle est incapable de garder la mesure
36 Xavier Morales, Dieu est amitié, p. 71.
37 Aelred de Rievaulx, L'amitié spirituelle, II, 671a-d.
38 Xavier Morales, Dieu est amitié, p.115.
39 Le Comte de Montalembert, Les moines d’Occident, t 4, 4ème édition, Lecoffre, Paris 1878, p. 424-426.
40 Abbé d’un grand monastère de Constantinople au 9ème siècle.
41 Le Comte de Montalembert, Les moines d’Occident, t 1, 6ème édition, Lecoffre, Paris 1878, p. C et CI.
42 Vers d'Alfano, moine du Mont-Cassin et archevêque de Salernes, cité par Giesebrecht, De Litterar. Stud. ap. Italos, p.48.


Bibliographie :

Le Comte de Montalembert, Les moines d’Occident, t 4 et 5, 4ème édition, Lecoffre, Paris 1878.

Dom Dubourg, St Odon de Cluny, Paris Lecoffre 1905

Dom J Hourlier, Vie de St Odilon, Louvain 1964

Jean-Pierre Torrell - Denise Bouthillier, Pierre le Vénérable, Abbé de Cluny, le courage de la mesure, Veilleurs de la Foi CLD 1988

Bernard de Clervaux, Sermons sur le cantique, t 2, Cerf, 1998.

Dom Placide de Roton, Paroles d’un Père, Editions sainte Madeleine, 2001

Saint Basile, « Les Règles monastiques », Editions de Maredsous, 1969.

Xavier Morales, Dieu est amitié, petite bibliothèque monastique, Salvator 2016.

Tanquerey, Précis de théologie ascétique et mystique, Desclée et Cie, Paris 1923.

Sedes Sapientiæ n°79.



deuxième conférence

L’AMITIÉ
ou le mystère de la vie de l’homme avec l’homme,
mystère de la relation et de la rencontre qui permet l’avènement de la personne.

Conférence donnée par Catherine Conrad
dans le cadre des Rencontres de culture chrétienne 2018 à Fontgombault et Beauchapeau.




Nous nous appuyons ici sur Aristote (Éthique à Nicomaque, livres VIII et IX, éd.Vrin, traduction Tricot), Hannah Arendt (La condition de l’homme moderne), Simone Weil (Attente de Dieu. Formes de l’amour implicite de Dieu : Amitié).


Introduction

L’amitié est là où s’atteste l’humanité, dans les deux sens du terme, le sentiment d’une commune appartenance au genre humain, ce qui ne va pas de soi, et la vertu d’humanité, au sens de « faire preuve d’humanité ». Entrer en relation avec son semblable qui est pourtant autre. L’homme est un animal doué de logos, écrit Aristote au chapitre II du livre I de La Politique. On a souvent traduit par « animal doué de raison », ce qui fausse le sens, l’animal doué de raison raisonne logiquement seul avec lui-même, voire ratiocine. Le logos, le verbe, est ce qui m’ouvre doublement : parler, c’est parler À quelqu’un DE quelque chose : double ouverture à l’autre et au réel. Double décentrement ! Car la définition de l’homme comme animal doué de logos est originale. Elle ne ressemble pas à celle de l’éléphant, animal qui a une trompe. La différence spécifique ici s’oppose au genre au lieu de le spécifier : le genre : animal, comme tel centré (à juste titre) sur lui-même, sur sa survie. La différence spécifique : le logos, est un appel au décentrement, à la relation au réel par la relation à l’autre, à la relation à l’autre par la relation au réel, par la recherche du sens, du logos. Cette différence spécifique pour se réaliser demande une conversion. Adam et Ève ont manqué à l’appel, au lieu de regarder l’arbre source de vie, ils ont voulu en manger le fruit, s’approprier la source de vie, s’appartenir, devenir comme des dieux, auto-suffisants.
Tous les êtres existent sur le mode de l’altérité ; exister au pluriel c’est être autre que son semblable. Sur un même chêne aucune feuille n’est semblable à une autre. Sinon l’addition serait impossible ; mais « l’homme existe dans la condition paradoxale de pluralité humaine » (Hannah Arendt). Nous sommes autres et singuliers, appelés à l’unicité : l’addition est réellement impossible (voir Le zéro et l’infini d’Arthur Koestler), notre vocation est l’unicité. Condition qui est comme un appel, attestée par la faculté de parler et d’agir : les animaux ne connaissent que la communauté du pâturage, dit Aristote, ils n’ont rien à se dire car ils sont d’emblée dans le même milieu. Nous sommes tous semblables et tous différents : tous différents, nous avons quelque chose à nous dire, tous semblables, nous pouvons nous comprendre. Ceci se révèle par la pluralité des langues et des cultures (la traduction est toujours possible, mais imparfaite car il n’y a pas de langue transversale, de sens du sens), la différence des sexes, la distance de soi à soi. Nous sommes deux en un. Nous existons au pluriel. Ce sont les hommes, et non l’homme, qui habitent la terre.
Là où s’atteste l’humanité, car l’amitié est la vertu de la relation, de la rencontre : vertu politique par excellence pour les Anciens, avant d’être une vertu de l’intimité, car elle n’existe que par une œuvre, une activité, un agir commun, ce qui n’est possible que par un « bon » régime politique, qui permet une juste distance, une respiration dans la rencontre, la philia politique, que le latin a traduit par concorde, homonoia et non simple homodoxia, volonté d’agir ensemble, et pas simple conformité d’opinion. La communauté politique est la plus haute, elle permet et est suscitée par ces plus petites communautés d’action et de désir commun que sont les hétairies (Éthique à Nicomaque, livre VIII, ch. 11), communautés de chasse, de pêche, ou d’amitié en philosophie comme la nôtre. Ce qui permet la « création » d’un espace commun, un lieu où parler et agir ensemble, qui ressemble à une table autour de laquelle nous pouvons parler et manger ensemble, à juste distance, chacun préservant son intimité. Si l’on va aux opposés, Hannah Arendt nomme sombres temps ces moments du totalitarisme, où plus rien n’éclaire l’espace public, où seule peut nous sauver la fraternité qui nous « colle » les uns aux autres, la chaleur sans distance, celle qui réchauffe ceux qu’elle appelle les « parias ». La fraternité n’est pas l’amitié.
Le même mot désigne l’hôte, celui qui accueille et est accueilli, et l’ami, celui qui aime et est aimé en retour. Ambiguïté bienvenue, actif et passif se conjoignent dans ces deux termes.
Là où s’atteste l’humanité car elle a besoin pour exister d’être attestée, confirmée, affirmée entre égaux, inter pares. Qui parlent DE quelque chose À quelqu’un. Logos véritable ; participation à plus grand que soi. Il faut ici s’opposer à la vulgate du XVIIIe : l’humanité serait une et capable d’être unie par la raison calculatrice, faculté de compter (reor-ratio), de supputer avantages et inconvénients dans nos relations (ô Hobbes !), ou par cette capacité qu’est la pitié (ô Rousseau !) : répugnance à voir souffrir tout être sensible, faculté trop « large », elle s’étend à tout vivant, et surtout n’appelle aucune relation. « Qu’on tourne et retourne comme on voudra l’histoire du monde, il y est clair que les misérables n’ont jamais été aimés pour eux-mêmes. Les meilleurs ne les souffrent ou ne les tolèrent que par pitié. Par la pitié, ils les excluent de l’amour, car la réciprocité est la loi de l’amour, il n’est pas de réciprocité possible à la pitié. La pitié est un amour déchu, avili, un mince filet de l’eau divine qui se perd dans les sables. » (Georges Bernanos. Nous autres Français, Éd. du Seuil, coll. « Points Essais », 1984, p.205).
Il nous faut ici plagier Socrate (Apologie de Socrate) : « Une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue », autre traduction (Canto-Sperber), « Une vie sans examen n’est pas réellement vécue. » Pourquoi ? Car elle n’est pas mienne. Elle n’est mienne que par cette appropriation non possessive que permet l’examen, le rapport à soi, lequel n’existe que sous l’angle d’un « tiers » : penser, c’est se demander : que dois-je penser, qu’est-ce qui est vrai ? vouloir c’est se demander : que dois-je vouloir, qu’est-ce qui est bon, digne d’être recherché ? sinon, on se laisse balloter par la dictature du « on ». Il y a là comme un triangle, qui permet le lien de moi à moi-même, par le lien vertical au vrai et au bien.
Ainsi, à la suite de Socrate, nous pouvons dire « une vie sans amis ne vaut pas la peine d’être vécue », « une vie sans amis n’est pas réellement vécue ». Nous sommes « deux en un » : l’amitié avec l’autre permet l’amitié avec soi, le dialogue sous l’angle du bon et du vrai. L’amitié avec soi permet l’amitié avec l’autre.
Ce double chemin est nécessaire, vital, et pourtant difficile.
Nous nous appuierons ici sur Martin Buber : « La vie de l’homme avec l’homme a une base double et unique : le désir qu’a tout homme d’être confirmé par les hommes pour ce qu’il est, même pour ce qu’il peut devenir ; et la capacité innée en l’homme de confirmer ses semblables de cette manière. Que cette capacité soit à tel point en friche, telle est la vraie faiblesse qui met en cause le genre humain : la vraie humanité ne se déploie que là où cette capacité se déploie librement. D’autre part, évidemment, une vaine exigence de confirmation, sans la ferveur d’être et de devenir, abîme sans trêve la vérité de la vie entre l’homme et l’homme. »
On ne saurait imaginer de sort plus infernal que d’être lâché dans la société et d’y rester complètement inaperçu de tous ses membres.
Martin Buber met ici en parallèle le désir vif, spontané, d’être reconnu et aimé, et la capacité certes innée, mais qui exige d’être éduquée, développée, de reconnaître et aimer son semblable. Ce désir semble réel, cette capacité est en friche, mais le désir n’est réel que s’il s’exprime par la capacité de reconnaître l’autre, laquelle s’accompagne de la ferveur d’être et de devenir. Sinon ce désir est vain et égoïste, fermé sur lui-même, narcissique.
Sartre dénonce dans ce désir narcissique une prétendue « nature » de l’homme : aimer, c’est vouloir être aimé, se tourner en apparence vers l’autre, c’est se retourner vers soi, car si j’aime quelqu’un, je veux alors qu‘il m’aime et en réalité qu’il veuille que je veuille que je l’aime, et me voilà revenu à mon désir vain et futile. Ouroborisme, le serpent se mord la queue ; je reste dans ma prison. En réalité c’est une capacité restée en friche.
Comment rompre ce cercle ? Par « la ferveur d’être et de devenir », la commune ouverture au monde en vérité, au sens qui seul peut nous réunir. Partager ce monde en vérité ; quitter l’irréalité de son monde pour la réalité d’un monde partagé en vérité. « C’est l’homme qui pense et non l’intellect » nous dit Aristote.
L’homme et le monde deviennent humains quand ils sont objets de dialogue entre amis, et non de discussion.
Qu’est-ce que l’amitié ? Un espace à plusieurs voix, la pluralité des vues sur le monde, plus prosaïquement le livre-ami avec lequel on va passer la soirée. Ainsi elle implique selon Aristote : égalité, réciprocité, et surtout œuvre commune, tâche commune : se réjouir de se rassembler en faisant quelque chose en commun. Ainsi la vertu de philanthropie chez les Anciens se nomme « conversation de l’amitié » ! Le misanthrope est celui qui ne trouve personne avec qui il se soucie de partager le monde, et ne tient personne pour digne de se réjouir avec lui dans le monde, la nature, le cosmos.

I. L’AMITIÉ EST D’ABORD UNE PASSION

Nous nous appuyons ici sur Aristote, Éthique à Nicomaque, livre II, ch4.
« Qu’est-ce donc que la vertu, voilà ce qu’il faut examiner.
Puisque les phénomènes de l’âme sont de trois sortes, les états affectifs (pathè, pathos), les facultés (dunameis, dunamis) et les dispositions (exeis, exis), c’est l’une de ces choses que doit être la vertu. J’entends par états affectifs, l’appétit, la colère, la crainte, l’audace, l’envie, la joie, l’amitié, la haine, le regret de ce qui a plu, la jalousie, la pitié, bref toutes les inclinations accompagnées de plaisir ou de peine ; par facultés, les aptitudes qui font dire de nous que nous sommes capables d’éprouver ces affections, par exemple la faculté d’éprouver colère, peine ou pitié ; par dispositions, notre comportement bon ou mauvais relativement aux affections : par exemple pour la colère, si nous l’éprouvons ou violemment ou nonchalamment, notre comportement est mauvais, tandis qu’il est bon si nous l’éprouvons avec mesure, et ainsi pour les autres affections. »
La vertu sera ainsi une disposition acquise (exis, habitus), une juste distance par rapport aux passions, qui permet de les éprouver avec mesure. Dispositions et facultés sont ce que nous appelons le tempérament inné, « vertus (ou forces)» naturelles, si la disposition est bonne, « vices naturels (ou carences naturelles) », si la disposition et mauvaise. C’est ce qui sera à éduquer. Ainsi les hommes incapables de colère n’ont aucun sens de l’injustice, il faudra le leur enseigner, qu’ils ne soient ni débonnaires, ni irascibles, mais doux.

Qu’est-ce qu’une passion ? Suivons l’étymologie : passion, passivité, subir, souffrir, patior, patien latin, verbe déponent, mi-actif, mi-passif.
Aristote désigne par là trois phénomènes :
-« toutes les inclinations accompagnées de plaisir ou de peine », ce qu’on appelle aujourd’hui, à la mode spinoziste, les passions gaies ou tristes. Ce sont des affections, des réponses spontanées (être affecté) au monde selon qu’il nous affecte en bien ou en mal, des acquiescements ou des refus.
- Ce qui surgit en nous sans nous : l’involontaire, non choisi.
- Ce qui nous meut, des émotions, des é-motions, ce qui nous fait réagir et non pas agir.

Quid de cette énumération, non systématique, empirique, voire désordonnée, car l’âme de l’homme est complexe ? Nous en considérons quelques exemples.
– l’appétit a pour objet l’agréable, suscite une attirance accompagnée de plaisir.
- la colère, la crainte, l’audace, trois réactions devant un mal, une menace ; un rejet, l’indignation, à la fois plaisir et déplaisir ; l’audace, le plaisir de lutter ; la crainte, la peine de se replier.
- enfin l’amitié, liée au plaisir, comme le dit si joliment Descartes, « de se sentir la partie d’un tout » (ce qui est la naissance de la personne, de la relation) et la haine, liée à la peine « de se sentir un tout à soi tout seul », bref un individu, indivisible, sans ouverture, sans porte ni fenêtre.

Toutes les passions sont naturelles. Sont-elles bonnes pour autant ? Elles sont la « compréhension » affective et émotive de ce qui nous entoure, qu’il s’agira de régler. Nous sommes incarnés et par là vivants appelés à aimer ce monde, et pourtant mortels (un ange certes ne saurait avoir de passion), sous le double signe de la douleur (ce qui signale ce qui est à craindre et à rejeter) et du plaisir (ce qui signale ce qui nous est co-naturel). Et par elles nous avons un vrai rapport au monde, à nous-mêmes, à l’autre. C’est pourquoi Aristote condamne (É. N., l. II, 2) l’idéal « pré-stoïcien » d’ataraxie (absence de trouble) lequel repose sur l’apathie (la volonté de supprimer toutes les passions), le refus d’être incarné, la volonté de vivre comme si le monde n’existait pas. Or « ce n’est pas l’intellect qui pense, c’est l’homme. » L’apathie est une carence, une absence de capacité à éprouver certaines affections, comme la colère qui révèle notre sentiment de l’injustice, la peine, qui révèle notre fragilité, la pitié, indice de notre réaction à toute souffrance.

Une passion est une réponse affective et émotive à ce qui nous entoure. Elle peut être inexistante ou disproportionnée. Ce qu’il faut éduquer, c’est à la fois notre capacité de les éprouver, et notre disposition à leur égard. Apprendre à les éprouver comme il faut, quand il faut, bref adopter une juste distance par rapport à elles. C’est ce qu’on appelle vertu, excellence, aretè, juste réponse au monde.
Toute vertu a ainsi deux pôles :
- objectif : la justesse de la réaction, qui par cette justesse n’est plus réaction en réalité subie, mais action voulue. Cette justesse est dans le domaine de l’action l’analogue de la vérité dans le champ de la connaissance. Ainsi par rapport au danger, la peur est une sur-estimation, la témérité une sous-estimation, le courage le juste milieu, la juste réponse. Devant l’argent, l’avarice est une sur-estimation, la prodigalité une sous-estimation, la libéralité (nommée aujourd’hui générosité) la juste réponse, car « le propre de la richesse est d’être distribuée », et non dilapidée. Ce qui exige la vertu intellectuelle de prudence.
- subjectif : il s’agit d’éprouver (et par là d’agir et non de réagir) comme il faut, quand il faut etc. Une passion mesurée n’est plus une passion qui me gouverne, mais une disposition qui me permet de bien agir. Et met l’homme en bon état, « rend bonne son œuvre propre ».

« C’est tout un travail de devenir vertueux ». La vertu n’est ni naturelle, ni contre-nature, « la nature nous a donné la capacité de la recevoir et cette capacité est amenée à maturité par l’habitude » (É. N. II .1). On devient vertueux comme on acquiert un art, une technè, un savoir-faire. C’est en forgeant qu’on devient forgeron, en forgeant bien qu’on devient bon forgeron, en forgeant mal qu’on devient mauvais forgeron. L’acte, par sa répétition, crée la capacité, la puissance. Pour cela il faut un maître, un bon maître. Le bon cithariste forge un bon cithariste. Que nous faut-il pour devenir vertueux ? C’est un autre travail, il s’agit de mettre son plaisir dans le bien. C’est un travail de l’âme elle-même. Il s’agit « de redresser le bois tordu » (cette expression n’est certes pas de Kant !!!), de changer de navigation. « Plaisir et peine sont le principal objet de l’œuvre entière de la vertu comme de la politique (le plus grand danger est le plaisir) ». Quel maître avons-nous ? « de bonnes lois » dit Aristote, (« car la tâche propre du politique est de permettre aux hommes d’être libres, c’est-à-dire capables de s’occuper d’eux-mêmes »), une vraie culture ou tradition, un modèle, un saint, le Christ. Aucune formulation d’un principe moral, d’un devoir, ne peut conduire l’homme comme le fait un modèle incarné.
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II L’AMITIÉ SEMBLE UNE PASSION PARMI D’AUTRES, MAIS « ÉTANT CE QU’IL Y A DE PLUS NÉCESSAIRE POUR VIVRE », ELLE EST APPELÉE À DEVENIR VERTU. LA VERTU.


« Il n’y a pas de différence entre un homme bon et un véritable ami » (et réciproquement !) Ainsi l’amitié est à la fois signe et école de vertu.
« Elle est ce qu’il y a de plus nécessaire pour vivre, car sans amis, nul ne choisirait de vivre, eût-il tous les autres biens » (É. N., l. VIII, ch.1). Ni la fortune ni l’âge ne font de différences. Riches ou pauvres en ont besoin, les uns pour donner, les autres pour recevoir. Elle est « un secours aux jeunes gens pour les préserver de l’erreur », un secours aux vieillards « pour leur assurer de bons soins et suppléer à leur manque d’activité dû à la faiblesse », un stimulant « à ceux qui sont dans la fleur de l’âge pour les inciter aux nobles actions, car « quand deux vont de compagnie, ils sont plus capables de penser et d’agir ».
Elle est naturelle, ainsi la paternité, si manifeste chez les oiseaux, ainsi la concorde qui fait le lien des cités, à rebours des factions, supérieure même à la justice.
Elle est noble.

« Pourtant si la volonté de contracter une amitié est prompte, l’amitié ne l’est pas. » Elle exige du temps et de la vertu.
Car elle est d’abord une passion, involontaire, qui surgit en nous, sans nous, qui s’accompagne de plaisir et d’allégresse, et qui survient à l’occasion d’une rencontre. Citons Corneille :

Il est des nœuds secrets, des sympathies,
Dont par le doux rapport les âmes assorties
S’attachent l’une à l’autre et se laissent piquer
Par ce je ne sais quoi qu’on ne peut expliquer.
(Rodogune I, 5 )

Souvent je ne sais quoi qu’on ne peut exprimer
Nous surprend, nous emporte, et nous force d’aimer.
(Médée, II, 5)

Ou Descartes : « La philosophie que je cultive n’est pas si barbare ni si farouche qu’elle rejette l’usage des passions ; au contraire c’est en lui seul que je mets toute la douceur et la félicité de cette vie ». (Lettre au marquis de Newcastle).

L’amitié est d’abord une passion, une préférence, une élection ; elle n’est ni voulue, ni choisie. Ce qui relève de la liberté sera la manière d’aimer.
Comment aimer en vérité ? Il ne suffit pas d’éprouver un sentiment plaisant d’attraction, d’être « amoureux », il faut vouloir aimer, rencontrer en vérité. Et toute volonté est une forme d’amour. Il faut aimer aimer en vérité, non pas comme saint Augustin dans ses errances narcissiques de jeunesse (« j’aimais aimer, c’est-à-dire être aimé, jouir de moi »), il faut sortir de soi, aller à la rencontre de…, prendre un risque, oser une aventure.

Que l’amitié puisse être à la fois une passion et une vertu présente un triple paradoxe.
- Elle est spontanéité, abandon, plaisir et détente ; alors que la vertu signifie souvent effort et ennui. Ainsi Stendhal nous dit que si la beauté est promesse de bonheur (érotique), la morale est promesse d’ennui. On peut se forcer à être poli, à respecter, mais non à aimer.
- La vertu est rare, or tout le monde semble avoir des amis, même les brigands.
- La vertu est un effort solitaire de soi sur soi. Or là où il y a une relation, il faut être deux, il faut un double chemin. Comment commander l’effort de l’autre ? Les autres vertus qui concernent le rapport à autrui ne dépendent pas directement du comportement d’autrui : on peut être juste envers un injuste, généreux avec un ingrat, aimable avec un rustre. Mais l’amitié demande réciprocité, œuvre commune, dans la bienveillance mutuelle.

À ces paradoxes, Aristote répond doublement :
- en distinguant un « bien » et un « mal » aimer : la vraie amitié est vertu car elle est activité et œuvre commune. La fausse amitié est illusion, passion subie, pur sentiment de soi.
- en distinguant les genres d’amitié, comme il distingue les genres de l’être, (analogie pros en) l’amitié réelle, pleine et entière car vertueuse, et les amitiés par analogie fondées sur la recherche du plaisir et de l’utile.

La clef est ce lien (« dû à la paradoxale condition humaine de pluralité ») entre la relation que l’on entretient avec soi et la relation qu’on entretient avec autrui. Elle est la même. Nous retrouvons ainsi les deux paradoxes de Socrate (qui n’a rien écrit) mais dont la voix nous est si familière : « commettre l’injustice est pire que la subir » ce à quoi Calliclès dans Le Gorgias répond « subir l’injustice n’est même pas le fait d’un homme, c’est bon pour un esclave ». Le second : « Mieux vaudrait me servir d’une lyre dissonante et mal accordée, diriger un chœur mal réglé ou me trouver en désaccord et en opposition avec tout le monde, que de l’être avec moi-même tout seul et de me contredire. »(ibid.) (Et l’on sait que les Grecs étaient et se pensaient musiciens !) L’harmonie avec soi-même est essentielle. Elle est la clé du premier paradoxe. Nous sommes deux-en-un, et ainsi faut-il que ces interlocuteurs soient amis l’un de l’autre. Qui voudrait vivre avec un criminel, qui aimerait être l’ami d’un meurtrier ? Or commettre l’injustice, c’est se condamner à vivre avec un meurtrier. Écoutons Richard III, le personnage de Shakespeare : « Comment ? est-ce que j’ai peur de moi ? Il n’y a que moi ici ! Richard aime Richard et je suis moi. Est-ce qu’il y a un assassin ici ? Non… Si, moi ! Alors fuyons… Quoi ? me fuir moi-même ?... Pourquoi ? De peur que je me châtie moi-même… Qui ? Moi-même ! Bah ! Je m’aime moi !... »

Ne peut être un réel ami que celui qui s’aime lui-même en vérité :
- qui se veut du bien et donc agit en vue de se rendre meilleur ;
- qui a de la joie à se fréquenter, à se tenir compagnie à lui-même, et donc, ce qui peut sembler paradoxal, est capable de solitude. Citons, à la suite d’Arendt, Caton : « Jamais je ne suis moins seul que quand je suis seul. »
Il faut distinguer la solitude (qui est une faculté humaine) de l’esseulement (ou de la désolation), lequel répond à des moments graves, proximité de la mort, maladie lourde ou à des circonstances politiques que l’on voudrait exceptionnelles, comme le totalitarisme, règne de la méfiance de tous contre tous. À l’impossibilité d’être secouru par un être secourable répond alors l’impossibilité de se porter secours, de se tenir compagnie à soi-même : « Ichbleibe mir aus », c‘est ainsi que Karl Jaspers le dit en allemand, je « demeure » en dehors de moi-même ; quel paradoxe ! l’esseulement règne aussi dans nos sociétés de masse, où les hommes sont entassés dans le bus, le métro, les immeubles.

Le méchant n’a pas d’amis, car il se fuit lui-même, le superficiel ou l’esseulé non plus, il vit « en bandes ».

Quel est le plus grand bien ? Celui d’être soi, dans les deux sens du terme : la liberté de ne pas être dans la dépendance d’autrui et la réalisation de sa nature ou vocation. Tout dans la nature tend à être soi, à grandir, à passer de la puissance ou potentialité à l’actuation : le bouton de rose « veut » devenir rose, le gland travaille à devenir chêne, le petit d’homme veut « être grand ». Imitation par les êtres temporels, en devenir, de la perfection divine, toujours actualité. Ce passage de la puissance à l’acte s’effectue naturellement, spontanément, chez tous les vivants (sauf obstacles extérieurs), mais est le lieu de la liberté et du travail sur soi chez le petit d’homme ; ce qui requiert éducation et présence d’un maître.

Quoi en moi est moi ? Qui doit maîtriser, qui doit obéir ? La « meilleure partie de l’homme », comme nous le révèle la sagesse du langage :
- qu’est-ce qu’une action volontaire, sinon une action choisie et non subie, accomplie sous l’empire de la passion (qui surgit en moi sans moi) ? La preuve, c’est qu’elle n’entraîne ni regret, ni remords. – que signifie être maître de soi ? Quel paradoxe ! s’il y a un maître, il y a un esclave ou un disciple. Ne pas être balloté par ses passions, girouette à tous les vents.

Ainsi nous faut-il distinguer deux philautia, deux amours de soi. Le mot est le même, qu’il désigne une passion ou une vertu. Mais l’objet n’est pas réellement le même. Aristote récuse la fausse opposition, hélas si courante, entre l’égoïsme et l’altruisme : « On se pose la question de savoir si on doit faire passer avant tout l’amour de soi-même ou l’amour de quelqu’un d’autre. On critique ceux qui s’aiment eux-mêmes par-dessus tout et on leur donne le nom d’égoïstes en un sens péjoratif, alors qu’on loue celui qui agit dans l’intérêt même de son ami, laissant de côté tout avantage personnel. » (É. N. ,IX, 8) « Ceux qui en font un terme de réprobation appellent égoïstes ceux qui s’attribuent à eux-mêmes une part trop large dans les richesses, les honneurs ou les plaisirs du corps, tous avantages que la plupart des hommes désirent dans l’idée que ce sont là les plus grands biens, et par là même les plus disputés. » Il s’agit de ce que saint Augustin appelle les biens non partageables, qu’Hobbes appellera les biens rares : j’ai ce que tu n’as pas ; tu as ce que je n’ai pas. Donner signifie perdre, s’appauvrir. Cette recherche excessive des biens rares empêche toute amitié, et conduit à des conflits, elle est source des passions tristes, envie, jalousie, haine.
Nul ne songe à appeler égoïste « un homme qui met son zèle à n’accomplir que les actions conformes à la justice, à la tempérance, ou à n’importe quelle autre vertu. Et pourtant un tel homme peut sembler plus que le précédent, être un égoïste : il s’attribue à lui-même les avantages qui sont les plus nobles et le plus véritablement des biens. » Ce que saint Augustin nomme les biens partageables, contagieux si l’on peut dire, comme le savoir ou la bienveillance : donner signifie alors recevoir en retour. Il y a en ce sens un devoir de s’aimer soi-même.

L’amour de l’autre se conçoit sur le même modèle.
L’amitié spontanée est : 1) une élection, non un choix au sens propre ; aimer c’est préférer.
2) une reconnaissance de soi dans l’autre ; aimer c’est trouver son bien dans l’autre : il est beau, drôle, gentil, intelligent, riche etc.
3) une bienveillance ; aimer c’est vouloir le bien de l’autre à proportion du bien qu’on y trouve : vouloir qu’il reste beau, intelligent, drôle… et même qu’il le devienne de plus en plus. En lui voulant du bien on recherche encore son propre bien.

Le problème s’énonce alors ainsi : à quelle condition mon bien (et donc le bien que je lui veux ; car je l’aime pour moi et je veux qu’il m’aime) est-il son bien (je l’aimerais alors pour lui-même, pour qu’il reste libre et grandisse) ? La coïncidence n’est possible que s’il y a une recherche commune du bien.

On n’aime que ce qui est aimable : le bien, l’utile, l’agréable. L’amitié est une bienveillance mutuelle, déclarée, active, « avec l’une de ces trois causes ». On peut alors distinguer trois sortes d’amitiés : deux amitiés-passions, qui ont pour ressort le plaisir et l’utile, (on n’est ami que sous l’angle de quelque bien), une amitié-vertu ou disposition, exis, habitus, fondée sur le bien. (livre VIII, ch. 3)
- L’amitié-plaisir est plutôt le fait des jeunes gens : on recherche non les autres, mais la compagnie des autres, car on aime pour soi. La coïncidence entre mon et ton bien est accidentelle, car on n’aime pas l’autre pour lui-même, elle est fragile et peu durable : il faut que le plaisir partagé soit le même, or c’est toujours le plaisir d’un moment, les goûts changent, chacun change. Les amis (les copains) peuvent ici être fort nombreux.
- L’amitié utile est plutôt le fait des vieillards (souvent grincheux ! Aristote semble peu les apprécier !) ; les amis de cette sorte ne se plaisent guère à vivre ensemble, ils ne recherchent que leur intérêt du moment. Quand l’intérêt change, l’amitié disparaît en même temps que le profit. Là encore l’amitié est fragile.
Ces deux amitiés peuvent surgir entre quiconque : « entre deux hommes vicieux, ou entre un homme vicieux et un homme de bien, ou enfin entre un homme ni bon ni mauvais et n’importe quel autre ».
- L’amitié vertueuse, disposition active où il s’agit d’aimer l’autre pour lui-même, d’aimer ce qui en lui est lui, le meilleur de lui, d’entreprendre la juste connaissance de soi et de l’autre par l’amour de soi et de l’autre, « la ferveur d’être et de devenir ». Œuvre commune, coïncidence de mon bien et de ton bien par l’amour du bien. Égalité parfaite. Mieux, coïncidence des « trois causes » de l’amitié : le bien, l’utile et l’agréable. Chacun met son plaisir dans le bien (tel est le critère de la vertu : le plaisir qu’on a à l’exercer), être bon pour soi est ainsi être bon, agréable et utile pour l’autre. Cette amitié exige du temps et des habitudes communes, elle est stable, rare, à l’abri des accidents et des médisances, elle repose sur la fidélité et la confiance mutuelle. C’est tout un travail de s’aimer soi comme d’aimer son ami ; ce décentrement est un chemin qui révèle peu à peu en nous le mystère de la personne, de son unicité, sa manière inimitable d’être vertueux, son style.
On comprend ainsi que le nom d’amitié ne soit donné que par analogie à l’amitié fondée sur le plaisir ou l’utile, même si l’amitié fondée sur le plaisir est plus proche de l’amitié réelle que celle fondée sur l’utile.

III. DE L’ESSENCE À L’EXISTENCE ?

Il nous faut parler maintenant à partir de ce tableau si clair des difficultés de l’amitié.

1) la confusion des amitiés.

Nous avons tous l’expérience d’amitiés trahies, où l’un aimait pour « de vrai » et l’autre pour l’utile ou l’agrément. Et puis celle, où l’amitié se mêle d’inimitié. « Lorsque la source du plaisir n’est pas la même, et qu’une inégalité se crée. C’est souvent le cas de l’éros, du commerce de l’amant et de l’aimé ». (livre VIII, ch.5 et livreIX, ch.1) Le plaisir de l’amant consiste dans la vue de l’aimé, le plaisir de l’aimé dans le fait de recevoir les petits soins de l’amant ; et la fleur de la jeunesse venant à se faner, l’amour se fane aussi. « L’amant se plaint que son amour passionné ne soit pas payé de retour, quoique, le cas échéant, il n’y ait en lui rien d’aimable ; l’aimé se plaint que l’autre qui lui avait fait précédemment toutes sortes de promesses, n’en remplisse à présent aucune. » Aristote souligne quand même que « dans beaucoup de cas l’amour persiste quand l’intimité a rendu cher le caractère de l’autre ».
Aristote qualifie l’éros d’amitié excessive. La différence entre amitié érotique et amitié « simple » semble résider sur deux plans : la présence du corps, par la sexualité, qui signifie complémentarité plus qu’égalité. Et le fait qu’elle puisse exister sans réciprocité. C’est un des thèmes de Racine dans Andromaque, Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque, laquelle aime, certes avec réciprocité, Hector, lequel est mort. On peut aussi évoquer l’amour de Cyrano de Bergerac pour Roxane… Le mot de passion prend alors un autre sens, non plus affectivité réactive, mais passion-captivité. Citons la première scène d’Andromaque : « Puisqu’après tant d’efforts, ma résistance est vaine, je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne ». C’est le renoncement à lutter, qui fait que je me fais aveugle « pour » me livrer à ce qui devient alors un destin ; quelque chose de plus fort que moi.
Aristote (livreVIII, ch.9) anticipe les analyses de Sartre, mais en nommant plus justement le mal : aimer serait juste vouloir être aimé, ce qui crée une dépendance de l’un par rapport à l’autre. Il y a là selon le Stagirite une confusion avec le sentiment de l’honneur. Ceux qui veulent être aimés veulent en réalité être honorés, nous dirions aujourd’hui confirmés, rassurés dans leur existence, renforcer la propre opinion qu’ils ont d’eux-mêmes, sans avoir « la ferveur d’être et de devenir » ni le désir réel de confirmer l’autre : on m’aime, donc je suis aimable, beau et admirable sans avoir à travailler à le devenir. On rentre alors dans la passion amoureuse, dans les liens, non du bien, mais du besoin et de la nécessité. Aimer, c’est trouver son bien hors de soi, et ainsi dépendre. Or on ne peut que haïr ce dont on dépend. Ce mélange explosif peut créer un désir de possession, de séduction, de suppression de la liberté de l’autre, voire de fusion ; voué à l’échec, car s’il se réalise, il se manque : on ne peut aimer sans égalité, sans réciprocité. Pensons à la chanson de Brel : « Ne me quitte pas, laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre, l’ombre de ton chien… » Qui aimerait être aimé par une ombre ?
Nous trouvons ainsi cet amour sans égalité ni réciprocité possible sous la figure de l’amour maternel chez Mauriac, celle de Génitrix, de l’amour paternel dans le Père Goriot chez Balzac, plus rarement de l’amour filial ou fraternel (quoique le Pylade de Racine…), parfois de l’amour conjugal sous l’effet de l’habitude..
Ce sont là, nous dit Simone Weil, dans L’Attente de Dieu, formes de l’amour implicite de Dieu, des amitiés impures.
L’amour parfait consiste à accepter d’être deux et non un, « cet usage illégitime de l’affection est pour ainsi une union adultère ; il n’y a amitié que là où la distance est conservée et respectée ». Cette distance que met entre nous le fait d’être deux créatures, dont la liberté doit être respectée. « C’est avec Dieu seul que l’homme a le droit de désirer être directement uni. » Ainsi l’amitié pure a-t-elle quelque chose d’impersonnel et par là d’universel, car elle est « consentement à la conservation de l’autonomie en soi-même et chez autrui : on cesse de disposer l’ordre du monde en cercle autour d’un centre qui serait ici-bas. On transporte le centre au-dessus des cieux ». Soyez parfaits comme votre Père est parfait. (Ceci est peut-être une réponse « idéale » au problème des amitiés « particulières » posé par saint Benoît dans les monastères bénédictins.)

2) Les inégalités de fait font-elles obstacle à l’amitié réelle, qui signifie réciprocité et égalité arithmétique ?
Quand il y a trop d’inégalité, qu’elle soit sociale, de fortune ou de vertu, il n’y a pas de terrain d’entente et l’amitié est quasi impossible.
Que se passe-t-il en cas d’autre inégalité, quand l’un a autorité sur l’autre ? (É. N. LivreVIII, ch8) : différence d’âge, lien parents-enfants, mari-femme. L’amitié aura une forme différente.
L’idéal serait en apparence d’établir une égalité géométrique, proportionnelle : « Celui qui est meilleur ou plus utile que l’autre doit être aimé plus qu’il n’aime. » Quand il y a trop d’inégalité, voir la relation hommes-rois, ou hommes-dieux, l’amitié semble impossible : « ainsi si l’un des amis est séparé par un intervalle considérable comme Dieu est éloigné de l’homme, il n’y a plus d’amitié possible ». On a beaucoup glosé sur ce point. Il est vrai que le Dieu d’Aristote ne crée point, n’agit dans le monde que comme cause finale, et pourtant est par là aimé par tous sans retour possible.
La réponse d’Aristote est pourtant celle-ci : l’amitié consiste plutôt à aimer qu’à être aimé car l’amitié est une activité. Ainsi (Livre VIII ch.14) : « Les parents chérissent leurs enfants comme étant quelque chose d’eux-mêmes, et les enfants leurs parents comme quelque chose dont ils procèdent. Or les parents savent mieux que leur progéniture vient d’eux-mêmes que les enfants ne savent qu’ils viennent de leurs parents. Ils aiment leurs enfants aussitôt nés, et l’amour de la mère est plus fort que celui du père. » Il en va de même pour les artistes (livre IX ch.7) : « Ils ont tous plus d’amour pour l’œuvre de leurs mains qu’ils n’en recevraient de celle-ci, si elle devenait animée. La position du bienfaiteur ressemble à celle de l’artiste. La raison en est que l’existence est pour tout être objet de préférence et d’amour, et que nous existons par notre acte, (puisque nous existons par le fait de vivre et d’agir), et que l’œuvre est en un sens son producteur en acte. »

CONCLUSION :

La question de l’autarcie, laquelle se pose au livre IX, ch.9. Question étrange pour nous (et pour Aristote !) car elle est liée à celle de la nature du bonheur, qui semble, puisque le bonheur est l’accomplissement de ma vie, vie réussie, ne devoir dépendre que de chacun. Question pré-stoïcienne ou pré-épicurienne. L’homme vertueux a-t-il besoin d’amis ?
On ne peut faire de l’homme heureux un homme solitaire car l’homme est un animal politique : « Le propre d’un ami est de faire du bien plus que d’en recevoir et de répandre ses bienfaits. » Il a « besoin » d’amis en ce sens.
Trois arguments suivent :
- le bonheur de l’action : le bonheur est une activité. L’activité de l’homme vertueux est bonne et agréable en elle-même. Aimer n’est pas un sentiment éprouvé, mais une activité dont le bonheur découle.
- le bonheur de la stimulation : pour un solitaire, la vie est lourde à porter. L’activité est plus continue quand elle est exercée avec d’autres.
- le bonheur de la contemplation : aimer un homme vertueux est comme se contempler soi-même, ce miroir redouble la conscience de la beauté de l’existence, par participation à la conscience de son ami, en mettant en commun discussions et pensées.
Il faut ainsi associer ses amis à ses plaisirs plus qu’à ses peines.
C’est la relation réelle de l’homme avec l’homme qui imite « l’autarcie divine », car Dieu est lui-même relation de soi à soi.
« L’amitié est une communauté. Et ce qu’un homme est à soi-même, ainsi l’est-il pour son ami ; en ce qui le concerne personnellement, la conscience de son existence est désirable, et dès lors l’est aussi la conscience de l’existence de son ami ; cette conscience s’actualise dans la vie en commun, de sorte que c’est avec raison que les amis aspirent à une vie commune. »


 


RENCONTRE DE CULTURE CHRÉTIENNE EN BRENNE

30 juillet - 3 août 2018

Regards croisés sur l’amitié

troisième conférence : Art et naissance en Dieu


par Robert Empain


*


C’est une joie de me trouver avec vous en ce lieu de fraternité en Dieu.

Je remercie les frères bénédictins de leur hospitalité et le Père Abbé, Jean Pateau, qui nous a fait l’amitié d’ouvrir hier nos Rencontres par une conférence nourrie sur l’amitié dans la règle de saint Benoit.

Je remercie Véronique et Olivier Maas qui ont organisé et participent à ces Rencontres de culture chrétienne en Brenne et je les félicite d’avoir choisi pour cette première édition le thème de l’amitié qui rappellera peut-être à ce monde barbare que le vrai Nom de Dieu est Amour.

C’est un nouvel élan que vous donnez à vos Rencontres philosophiques antérieures en les tournant résolument vers l’inspiration chrétienne, c’est-à-dire vers l’Esprit Saint qui vous porte d’ailleurs depuis le début.

Seule son inspiration peut et doit sans tarder régénérer de fond en comble la philosophie et la métaphysique classiques notamment à partir des acquis essentiels de la phénoménologie radicale de la Vie instaurée par Michel Henry, dont je vous ai parlé, et qui fut inspiré par le Souffle de l’Esprit Saint, me semble-t-il, tant son oeuvre essentielle s’avère salvatrice pour cette époque qui a perdu l’esprit.

La proximité spatiale et spirituelle de l’Abbaye de Fontgombault et de son Père abbé sont à recevoir comme des grâces inaugurales.

Je suis très touché et honoré, mais aussi très intimidé, que vous m’ayez invité à intervenir aux côtés de personnes aussi remarquables, et cela, particulièrement, sur ce thème de l’amitié.

Votre invitation à cet égard était un défi : « N’y aurait-il pas une place, me demandiez-vous, pour une voix qui parlerait du point de vue de la peinture et que tu pourrais très naturellement incarner ?

Peu après, je vous répondais ceci qui sera l’introduction à cette méditation :

D’ores et déjà je peux vous dire que de l’amitié la peinture témoigne à foison, non pas tant par l’amitié ou l’admiration que les peintres se portent les uns aux autres, et cela par delà les limites du temps et de l’espace, mais parce que toute œuvre d’art véridique, comme toute œuvre humaine véridique, comme tout ce qui touche au cœur l’homme, manifeste l’amitié de Dieu à notre égard et celle de l’homme à l’égard de Dieu. L’œuvre d’art digne de ce nom étant toujours et à la fois l’œuvre d’un recueillement de l’œuvre divine - c’est-à-dire d’une grâce divine antérieure : celle de la vie bien sûr sans laquelle il n’y aurait rien, la vie et tout ce dont elle a besoin pour connaître et croître en Dieu, qui est la Vie en Personne - et à la fois l’œuvre d’une gratitude humaine, d’une action de grâce réciproque.

L’œuvre d’art digne de ce nom est ainsi et toujours l’œuvre d’une amitié réciproque entre Dieu et l’homme, une amitié qui manifeste, célèbre et porte la beauté de Dieu comme celle de l’homme qui est fait à son image. Et cette œuvre d’amitié spirituelle, belle et mystérieuse accueille l’autre homme en son sein et se fait alors hospitalité divine offerte à tous.

Je vais donc essayer « d’incarner » de mon mieux, et ce verbe incarner sera au cœur de mon propos, la voix qui parlerait du point de vue de la peinture sur l’amitié et de croiser ce regard, qui sera celui d’un peintre et d’un chrétien, avec d’autres regards : religieux, théologique, philosophique, historique, littéraire…

Mon intervention prendra la forme d’une méditation libre qui éclairera ce texte que je viens de vous lire, et qui a été en partie repris dans le programme de ces Rencontres.

Au terme de cette méditation je vous lirai peut-être quelques récits de mes rencontres avec des artistes, mystiques et voyants de diverses époques, que je regarde comme mes amis, des amis que j’ai rencontrés en personne, comme disent des phénoménologues, c’est-à-dire dans mon cœur, ou encore dans la communauté invisible des amis de Dieu que forment les artistes qui ont mis en pratique cette Parole du Christ qui dit « aimer c’est donner sa vie pour ses amis », ajoutant qu’aimer c’est aussi « aimer ses ennemis ». Donner et multiplier ce que l’on reçoit de Dieu, sa vie et son amour de la vie, voilà ce que ces artistes ont fait et ne cessent de faire par des œuvres capables de changer des milliers de vies humaines en les reconduisant en leur Fond vivant et invisible, c’est-à-dire en leur révélant leur naissance éternelle dans la Vie qui est Dieu.

De telles œuvres, de la peinture et de tous les arts, sont généralement appelées des chefs-d’œuvre, mais en vérité elles sont des théophanies.
C’est à ces artistes, qui vivent dans le Cœur même de Dieu, qui est la source de toute Beauté et de toutes Grâces, que j’ai dédié un livre, un livre de grâces rendues aux grâces reçues.

Regards

Commençons par regarder le regard lui-même.

Ce qui semble tout indiqué, puisque nous sommes invités à croiser nos regards, mais aussi parce que notre manière de regarder détermine ce que nous voyons et ce que nous ne voyons pas.

La manière de regarder est déterminante pour le peintre qui, contrairement à l’idée reçue, ne cherche pas à peindre le visible mais l’invisible, faute de quoi il n’est pas un peintre mais un photographe muni de pinceaux.

Tout phénomène peut être regardé de deux manières : l’une est extérieure et l’autre est intérieure ; l’une est insensible, l’autre est sensible ; l’une est objective, l’autre est subjective ; l’une prouve, l’autre éprouve ; l’une se tourne vers le visible, l’autre vers l’invisible.

La première est la manière de regarder de la conscience et de la science, la seconde celle de l’âme et des émotions. La première est celle du monde, celle du calcul, du quantifiable et de la mort. La seconde est celle de l’incalculable, de l’inquantifiable, de la vie, de l’amour et de la résurrection.

La première manière de regarder a produit le monde objectif dans lequel nous pensons vivre, un monde fait d’objets de toutes sortes : objets de pensée, objets de science, objets de désirs, objets de rivalités, objets de consommation, objets de technique, objets de spectacle, objets d’idolâtrie, objets de commerce, de trafics, de spéculations et de guerres incessantes.

Cette manière objective de regarder tout ce qui est et qui vit, la nature, les animaux et les humains, la matière, la vie et le cosmos tout entier, notre époque ne se contente plus d’en faire les objets de son savoir scientifique, elle en fait une masse d’objets jetables et jetés et de sujets humains assimilés à des objets remplaçables et remplacés, une masse livrée à la logique inhumaine des marchés financiers. Dans cette Barbarie d’un genre nouveau, que dénonçait déjà Michel Henry en 1986, toutes les ressources et tous les humains sont désormais regardés par le système technico-financier mondial comme des marchandises. La logique du profit et de la plus value monétaire ne connait aucune limite éthique et s’empare désormais des richesses individuelles et existentielles de la vie privée et des œuvres artistiques et culturelles de l’humanité pour réduire tout ce qui vit et qui témoigne de la Vie à des objets de son commerce ou de son spectacle, sans se soucier que sa logique précipite l’humanité et la nature vers l’anéantissement.

Les sciences, les technologies et l’industrie humaines après avoir réduit la vie et les vivants à des systèmes objectifs projettent de réaliser l’immémoriale illusion des hommes, celle qui a fondé ce monde objectif : s’emparer du secret de la vie, qui est Dieu, et de l’immortalité des corps qui seront modifiés à cet effet.

Ce projet étant le seul que son regard objectivant puisse encore concevoir pour prolonger au delà de l’effondrement prévisible du système humain l’existence d’une élite sur la Terre ou sur d’autres planètes, ce programme insensé, qui n’est plus du domaine de la science fiction, ne tardera plus à réaliser ici-bas l’enfer annoncé par l’Écriture sainte.

La seconde manière de regarder est intérieure, subjective et sensible.
Elle est celle de la vie, du cœur, de l’amour.

En vérité, cette manière de regarder n’est pas la seconde mais la première, la juste et la bonne, celle que nous avons perdue de vue en détournant notre regard.

La juste manière de regarder est en effet celle de la vie, de la Vie qui est Dieu en Personne et qui nous regarde comme Lui-même ; qui nous regarde vivre de la Vie qu’il est Lui-même.

Une Vie qu’il nous donne pour que nous la recevions comme Don et comme preuve de son amour, pour que nous la gardions et la regardions éternellement.

Car il n’y a qu’une vie, la vie éternelle, la vie de Dieu, la vie en Dieu, la Vie qui se donne éternellement à elle-même et qui nous donne éternellement à nous-mêmes pour que nous vivions en Lui comme Lui vit en nous.

Dès que nous regardons de cette manière, nous regardons qui nous sommes en vérité, et nous disons : Dieu me regarde.

Simultanément nous comprenons la folie des hommes qui détournent leurs regards de Dieu et qui, dès lors, ne croisent plus son regard vivant et aimant.
Ces hommes quant à eux disent : « Dieu ne me regarde pas, il est mort ! »

Détourner le regard du regard de Dieu cela veut dire pour l’homme regarder la Vie qui est Dieu comme un objet dont il désire s’assurer la possession pour lui seul comme s’il n’avait pas déjà la vie, comme si ce n’était pas la vie dont il vit qui lui donne le pouvoir de regarder, celui de détourner son regard et celui d’exercer tous ses pouvoirs, comme se lever, rire, marcher, aimer, rêver etc.

Détourner le regard du regard de Dieu cela veut dire vouloir se faire dieu à la place de Dieu ; ou encore vouloir vivre sans la Vie qui nous donne à nous-mêmes.

Ce regard méprisant et objectivant fait aussitôt perdre à l’homme le regard de Dieu ; c’est-à-dire la vision directe ou immanente de Dieu qu’il reçoit dans la lumière béatifique, c’est-à-dire dans sa communion de vie et d’amour avec Lui qui se donne et qui jamais ne peut être tenu et retenu dans une chose, un être ou un étant, une idée, un concept, un savoir, une théorie, une équation etc, mais qui peut seulement se connaître par la vie vécue et aimée comme Don.

Détourner son regard du regard de la Vie qui est Dieu, ce serait donc pour l’homme jeter sa vie hors de la Vie qui est Dieu, ce serait se jeter hors de lui-même. Or cela lui est tout autant impossible que de saisir Dieu comme un objet ou un savoir, car jamais la Vie de Dieu qui vit en nous ne peut sortir d’elle-même et se jeter dans un monde d’objets sans vie.

Le terme hébreux hê’t’ de la racine du verbe hâtâ’, qui fut traduit par péché, dit bien le détournement de notre regard du regard vivant et aimant de Dieu, puisqu’il signifie erreur de visée, manquer la cible, comme le souligne Annick de Souzenelle, une théologienne orthodoxe particulièrement inspirée que je peux appeler mon amie.

Une erreur de visée, un regard qui manque sa cible, un regard qui se détourne de Dieu et qui désire faire de la Vie éternelle un objet figé et défini, un objet que l’homme voudrait s’approprier alors qu’il le reçoit déjà, un regard qui méprise et doute du don et de l’amour de Dieu, voilà le sens du péché.

Une erreur de visée qui provoque l’expulsion de l’homme, c’est-à-dire de l’Humanité, du Jardin des Délices, c’est-à-dire de la joie et la certitude de la vie en Dieu.

Une erreur, un regard détourné de la Vie en Dieu qui provoque l’exil de l’homme dans un monde d’objets illusoires qui persiste tant que son erreur de visée, ou son péché, persiste.

Cet exil dans le temps et l’espace du monde, celui de notre existence sur la Terre, ne nous prive pas cependant de la vie, puisque Dieu ne cesse de nous la donner hors du temps et de l’espace du monde. Car la vie ne vit que dans la Vie et jamais hors d’elle, ici ou là, dans un monde, dans un temps ou un espace fussent-ils ceux d’un univers.

À cet égard, je signale à votre attention que le terme mort, qui se trouve dans toutes nos traductions, ne se trouve pas dans le texte hébreu de La Genèse où il correspond à la notion de mutation ; une mutation de la vie en nous s’entend, une mutation réversible qui peut s’opérer en deux sens : celui d’une connaissance ou celui d’une méconnaissance de la Vie qui est Dieu. Or la vraie connaissance de Dieu est l’amour, et cette connaissance n'est autre que la seconde naissance en Esprit dont parle Jésus à Nicodème.

Mutation réversible dans le sens aussi d’une croissance ou d’une décroissance en intensité de notre amour de la Vie qui est Dieu, pour évoquer l’injonction divine du « croissez et multipliez » que Dieu adresse à l’homme dans la Genèse.

Une injonction qui fut entendue et mise en pratique dans l’extériorité du monde objectif au niveau des corps sexués, et non pas dans la subjectivité affective de la Vie en chaque vivant où il s’agit de croître et de multiplier dans l’amour de la Vie qui est Dieu.

La mort de l’homme, ce ne peut être ce que la Vie qui est Dieu veut pour l’homme. Cette idée vient du monde et de son erreur de visée et d’incompréhension persistante.

En effet, Dieu, malgré notre erreur et même malgré l’oubli de notre erreur, ne cesse de regarder et d’aimer l’homme comme Lui-même, comme un Père aime son fils perdu, en exil dans le monde, ne cessant d’espérer son retour vers Lui. Comme nous le révèle Notre Seigneur Jésus Christ par la Parabole des deux fils ou du fils prodigue.

« Je me lèverai, j'irai vers mon père, et je lui dirai: Mon père, j'ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d'être appelé ton fils; traite-moi comme l'un de tes serviteurs. Et il se leva, et alla vers son père. Comme il était encore loin, son père le vit et fut ému de compassion, il courut se jeter à son cou et le baisa. Le fils lui dit: Mon père, j'ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d'être appelé ton fils. Mais le père dit à ses serviteurs: Apportez vite la plus belle robe, et l'en revêtez; mettez-lui un anneau au doigt, et des souliers aux pieds. Amenez le veau gras, et tuez-le. Mangeons et réjouissons-nous, car mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie; il était perdu, et il est retrouvé. » Luc 15, 18-24

Cette parabole confirme que la tentation du détournement comme la possibilité du retournement est possible à tout moment de notre existence terrestre.

L’Adversaire (Satan) qui dans le récit de la Genèse met l’amour de l’homme à l’épreuve, ne cesse de le faire à tout instant de notre existence en ce monde.

L’erreur de visée peut ainsi se répéter indéfiniment et perpétuer notre exil dans la méconnaissance ou bien, au contraire, ne pas se répéter et susciter notre retournement et notre naissance en Dieu et la co-naissance dans son amour.

Tout ce que nous éprouvons comme tout ce qui nous éprouve, dans le sens d’une mise à l’épreuve, est vécu en nous, dans nos vies mêmes et jamais au dehors où il n’y a pas de vie.

Pourtant, dans ces épreuves, dans l’adversité même de nos existences, nos vies s’éprouvent dans et par la Vie qui est Dieu, par le labeur, par la mise en oeuvre de tous nos pouvoir-faire et dans toutes les tonalités affectives que la Vie donne à éprouver à nos corps subjectifs, c’est-à-dire dans la réversibilité de notre souffrance en joie et dans toutes les tonalités affectives entre ces deux extrêmes.

Ainsi par la peine que nous éprouvons dans l’effort fourni dans la transformation d’une matière qui résiste à nos efforts et à notre volonté, comme dans la joie ressentie quand nous avons transformé celle-ci en ouvrage ou en œuvre nécessaire à la vie, la mienne et celle d’autrui, nous pouvons faire l’épreuve de la Vie invisible et recevoir notre existence sur Terre comme un Don de la Vie qui est Dieu.

Mais encore, comme l’a montré la phénoménologie radicale de la vie de Michel Henry, dans l’épreuve de sa vie, dans l’immédiateté du se-sentir soi-même, tout homme peut éprouver avec certitude sa subjectivité pure, le Soi vivant qu’il est.

Et, dans cette certitude il peut atteindre cette autre certitude qu’il n’est pas à la source de sa vie, qu’il ne s’est pas donné la vie à lui-même, qu’il n’a pas ce pouvoir et ne l’aura jamais, et qu’il doit alors reconnaître qu’il reçoit sa vie d’une donation antérieure à lui, d’une Vie qui a le pouvoir de se donner la vie à elle-même et de la lui donner ensuite.

Cette Vie et son auto-donation, la Vie absolue est Dieu en personne.

Ce n’est donc pas à la mort que l’homme est condamné par Dieu à la suite de son détournement, de son erreur, de son illusion, de sa méprise, en un mot de son péché, mais à la nécessité de muter et d’accomplir son retournement au cours d’un exil terrestre, au cours duquel par l’épreuve même de son existence dans le temps et l’espace il en viendrait à reconnaitre qu’il reçoit sa vie d’un Don de Dieu.

Ce passage, cette mutation consistant pour tout homme à mourir à la vanité de ses savoirs mondains, à mourir à la vanité d’un Ego qui se prend pour sa propre cause et son seul but, à mourir à l’illusion que sa vie est quelque-chose qui se trouverait dans ce monde ; à mourir pour renaître et re-co-naître que sa vie ne cesse de vivre dans une Vie qui ne cesse de le ressusciter à tout instant et qui le ressuscitera éternellement.

Là est le passage, la seconde naissance en Esprit que chaque homme peut accomplir en retournant son regard pour reconnaître la Vie qui vit en Lui et qui ne l’abandonne pas une seconde durant son exil sur cette Terre, un exil qui lui est donné pour cette connaissance même.

Car la Vie ne se connait que par la vie, l’Amour ne se connait que par l’amour, l’Esprit ne se connait que par l’esprit.

Le Christ Jésus, qui est le Verbe de Dieu, est venu accomplir et nous révéler la Vérité qui sauve et qui nous libère du monde. Comme Lui, par Lui et en Lui, tout homme peut vivre sa Passion et accomplir sa mutation, son retournement, son passage, sa Pâque, sa seconde naissance, son Salut.

Toutefois l’accomplissement de notre Salut consiste non pas à comprendre ces choses mais à les vivre en vérité.

C’est pourquoi nous ne pouvons comprendre la Parole du Christ, la Parole de la Vie, que si nous la vivons au préalable dans notre chair invisible, que si nous l’entendons dans notre cœur pour l’incarner et la mettre en pratique dans nos vies.

Jésus savait parfaitement que ses disciples, comme tous les hommes de ce monde, resteraient sourds et aveugles à la Parole de Vie qu’Il est lui-même.

Sous l’emprise du monde et de son erreur de visée, ceux-ci n’étaient pas encore nés de nouveau, à savoir incapables d’éprouver avec certitude leurs propres vies et celle d’autrui comme le Don de Dieu, comme la Parole même de la Vie.

Jésus pourtant leur donna les signes qu’ils demandaient, des signes censés prouver qu’Il était en vérité la Résurrection et la Vie, qu’il était bien le Messie, le Bien Aimé Fils du Père. Ces signes sont ses miracles mais aussi, sa Transfiguration et plus grand de ces signes, sa Résurrection.

Une Résurrection qu’il avait annoncée à ses disciples, mais à laquelle ceux-ci ne crurent qu’après en avoir reçu la preuve audible, visible, tangible, objective donc !

Lors d’une apparition, le Ressuscité dit à Thomas, qui n’avait pas cru que ses compagnons avaient vu Jésus ressuscité :

« Parce que tu m'as vu, tu as cru. Heureux ceux qui n'ont pas vu, et qui ont cru! » (Jean 20,29)

S’ils n’avaient pas été raffermis par ces preuves visibles de la Vie invisible, auxquelles Jésus ajoutera son Ascension, les disciples auraient-ils eu le courage de partir dans le monde comme des agneaux au milieu des loups pour annoncer aux hommes la Bonne nouvelle ?

Certes non.

Et Jésus le savait : son enseignement, ses miracles, sa Passion, sa Mort et sa Résurrection, comme tous ces signes qu’il avait donnés à ses disciples ne pouvaient leur prouver de manière certaine que Lui Jésus est la Voie, la Vérité, la Vie et la Résurrection, car la Vie qui est la Vérité n’appartient pas au monde de la preuve objective mais à l’épreuve subjective et vivante de laquelle jaillit la certitude dans le cœur de l’homme.

C’est pourquoi, malgré ces preuves, leurs cœurs demeuraient rétifs, troublés, pleins de tristesse et de peur, car en vérité leurs cœurs n’étaient pas encore nés dans la certitude de l’Amour, à l’exception de sa Mère Marie, de Jean et de Marie Madeleine qui la première le vit par l’esprit, par le cœur.

Pour que l’ouverture du regard du cœur se fasse, pour que la naissance en esprit et en amour se produise, Jésus devait se retirer du monde visible et monter vers le Père afin que vienne l’Esprit Saint qui allait opérer dans l’invisibilité des cœurs, l’éprouver de la Vérité, le retournement des regards détournés vers le monde, la co-naissance en Dieu, la seconde naissance dans la Vie et dans l’Amour du Père qui seule donne à chacun la certitude de sa naissance immémoriale et éternelle.

C’est pourquoi Jésus leur annonce la venue de l’Esprit Saint :

« Et moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre consolateur, afin qu'il demeure éternellement avec vous, l'Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir, parce qu'il ne le voit point et ne le connait point ; mais vous, vous le connaissez, car il demeure avec vous, et il sera en vous. » (Jean 14,17)

« Mais le consolateur, l'Esprit Saint, que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses, et vous rappellera tout ce que je vous ai dit. » (Jean 14,26)

« Vous avez entendu que je vous ai dit: Je m'en vais, et je reviens vers vous. Si vous m'aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais au Père; car le Père est plus grand que moi. »( Jean 14,28)

L’Esprit Saint que Jésus nomme aussi l’Esprit de Vérité vient donc et ne cesse de venir depuis pour éveiller dans les cœurs aveugles et sourds des hommes le regard et l’écoute de la Vie invisible et la vraie connaissance, la seule connaissance nécessaire du Toujours nouveau, de la Bonne Nouvelle que le monde ne peut recevoir, la connaissance en esprit et en vérité, la connaissance du cœur, qui seule donne la certitude de l’amour qui connaît la Vie qui est Dieu et sa Joie et sa Gloire.

Seul le Souffle de la Vérité balaye les doutes et les peurs et rend inutiles les preuves visibles, les signes extérieurs, les prédications et les argumentations du monde.

Par sa grâce surabondante l’Esprit Saint illumine les cœurs et leur donne d’éprouver la Vérité de l’amour de Dieu dans la chair affective et invisible de nos vies incarnées, de nos vies en Dieu.

Car notre chair qui s’éprouve vivante est la Parole de la Vie même qui nous donne de l’aimer et de nous réjouir de son Don éternel.

Voilà ce que je voulais vous dire aujourd’hui en m’appuyant non sur des expériences objectives de laboratoire, ou sur les cogitations d’un je pense ceci ou cela, ou d’une conscience qui est toujours conscience de quelque-chose, mais en m’appuyant mais sur les expériences vécues dans la pratique de la peinture et dans celle du vivant que je suis dans la Vie ; en m’appuyant particulièrement sur des expériences esthétiques qui, au cours de mes rencontres avec ces œuvres d’art que je nomme des théophanies, ont imprégné ma chair vivante, ou mon âme ou mon coeur, de cette certitude qui se révèle lorsque le venir en Soi de la Vie nous étreint et nous submerge dans son amour absolu.

Cette expérience phénoménologique pure et subjective que chacun peut vivre est désormais soutenues par les acquis décisifs de la phénoménologie radicale instaurée par Michel Henry.

Une phénoménologie de la Vie, de l’incarnation et de la chair qui, aujourd’hui, avec des auteurs comme Rolf Kühn, Antoine Vidalin, Natalie Depraz, Jad Hatem et quelques centaines d’autres, qui sont autant d’amis de notre humanité en Dieu, opère le retournement de la métaphysique classique et prépare la mutation de nos pratiques objectivistes, qui de perdues, mortes et mortifères qu’elles sont peuvent revenir à la Vie.

Cette phénoménologie radicale, vient également confirmer phénoménolo-giquement ce que la Parole de la Vie et de l’amour en Personne est venue nous révéler, et ce faisant elle réconcilie la sagesse du monde avec la Sagesse de Dieu.

J’ajoute qu’une telle expérience de la Vérité vivante peut se produire en un fulguration comme au terme d'un long cheminement spirituel, mais toujours par la voie d’une expérience spirituelle, religieuse ou esthétique qui se rejoignent dans la Source unique de toute expérience vivante possible.

Des expériences qui ont en commun de nous révéler la coïncidence de nos vies avec la Vie invisible et absolue qui est Dieu, de nous révéler notre naissance dans la chair de résurrection du Christ et par Lui notre filiation dans l’amour du Père et la certitude sans autre preuve que nos vies mêmes, données et reçues pour être données à leur tour et multipliées ainsi infiniment dans la Joie du Père, du Fils et de l’Esprit Saint qui nous accueillent à la Table sainte du Festin retrouvé de la Vie en tant que quatrième aux côtés de Marie, Mère de Dieu et notre Mère, et de tous les saints.

C’est de cette certitude intérieure, de cette confiance absolue, en un mot de la Foi en Dieu, dont l’Église a témoigné depuis deux millénaires dans le monde par des œuvres innombrables : célébration eucharistique, pratique des sacrements, de la charité, de l’hospitalité, de l’enseignement, de la prière, mais aussi par l’œuvre des arts qui eux aussi participent à l’Œuvre de la Révélation.

Depuis les premiers siècles du christianisme des légions d’artistes et d’ouvriers de Dieu furent, en effet, appelés et inspirés et portés par l’Esprit Saint. Ces hommes ont voué leurs vies et leurs talents à l’Œuvre divine, ils ont aimé comme Dieu nous aime et nous ont fait connaître son amour par leurs oeuvres et leurs actions. Ils sont les amis et les enfants de Dieu et dans cette amitié et cette filiation ce sont nos frères et nos soeurs en Dieu.

Ces artistes ont légué au monde un nombre incalculable d’œuvres d’art capables de donner aux vivants d’éprouver la splendeur de la Vérité dans une expérience affective esthétique d’une intensité telle qu’elle s’avère capable de renverser le monde illusoire dans lequel nous pensons vivre et de retourner les fils exilés que nous sommes vers le Père de la Vie.

Il resterait à dire comment les oeuvres d’art digne de ce nom opèrent ce miracle que la seule prédication de la Parole de la Vie dans les langues du monde ne peut accomplir.

C’est la description détaillée de ce comment que j’ai tenté de faire dans le livre que j’ai évoqué, Ad Imaginem Dei.

Je vous en lirai quelques passages si vous le souhaitez et si nous en avons le temps après la discussion et les questionnements que mes propos enthousiastes auront je l’espère suscités.

Je donnerai pour conclure la Parole à Michel Henry, que j’ai évoqué plus d’une fois et dont j’ai découvert l’oeuvre capitale par le livre qu’il consacra à Wasilly Kandinsky, le grand peintre et théoricien du XXe siècle, inventeur et rénovateur de l’art abstrait.

« Qu’est-ce que la peinture ? Que veut-elle peindre ?

N’est-ce pas ce monde que nous voyons avec ses arbres, ses rivières, ses maisons, ses couleurs – sa lumière aussi, ses formes dont la géométrie nous a habitués à saisir la pureté ?
Avec Kandinsky ces évidences sont renversées. La peinture ne représente plus la réalité extérieure mais le fond de notre être : nos pulsions, notre force, nos affects et notre angoisse – notre vie invisible. Est-il possible de peindre l’invisible, de le donner à voir ? Oui, si formes et couleurs n’appartiennent pas d’abord au monde, si elles ont “une sonorité intérieure”, si en leur subjectivité pure, en tant qu’impressions, elles sont elles-mêmes invisibles. La prodigieuse révolution de l’abstraction a une signification spirituelle. En congédiant la figuration – soit l’équivalent esthétique de l’objectivisme moderne, de son vide et de son désarroi – elle reconduit l’homme à lui-même et l’art à sa vocation. Car, à l’exception des XVIIIe et XIXe siècles, la peinture a toujours été abstraite, une expérience du sacré, “la résurrection de la vie éternelle”.»

Le terme abstraction dans le vocabulaire de Kandinsky signifie faire abstraction du regard extérieur objectivant, acquis et convenu du monde, pour ouvrir le regard intérieur de l’âme vivante aux sonorités et résonances invisibles des formes et des couleurs en tant que purs affects que la vie nous donne de ressentir, d’éprouver et d’incarner dans notre chair impressionnelle.

L’oeuvre abstraite du peintre est semblable à l’oeuvre abstraite du musicien qui ne cherche pas à représenter quelque chose mais qui, comme tous les artistes véridiques, cherche à pénétrer nos âmes, à émouvoir nos cœurs, notre chair impressionnelle, pour la travailler, l’élever, et nous révéler la vérité de notre origine invisible.

Et cela en utilisant avec art, c’est-à-dire avec une maîtrise parfaite d’un savoir faire, et une connaissance sensible des ressources et des potentialités rythmiques et harmoniques infinies de la peinture, de la musique, de l’architecture, etc.

Ce qui opère, ce qui véritablement œuvre, dans la peinture abstraite, au sens que je viens de donner, ce sont les couleurs et les formes en tant que réalités spirituelles vivantes dans leurs combinaisons infinies et leurs compositions harmoniques inépuisables qui, ne se figeant plus dans des représentations objectives occultantes du monde, touchent la profondeur abyssale de la Vie absolue par laquelle nous vivons ces expériences esthétiques ressuscitantes, capables de nous révéler sa donation pure, ou sa grâce, et de nous réconcilier avec son amour absolu lui aussi pour nous mener à la béatitude et à la gratitude dont témoignent les larmes de joie que nous versons alors grâce à elles.

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AD IMAGINEM DEI
L'œuvre invisible

Lectures

L’Agneau Mystique > p 5
Fra Angelico > p 63
Le temps vivant > p 77
Tu es un miracle > p 87
La Main noire et le rayon blanc > p 88
Corps musical > p 125
Picasso à Barcelone > p 271
Le Festin des voyants > p 257
Le Buisson ardent > p 350
Le Trésor caché > p 351
Ad Imaginem Dei > p 352



Dernière conférence

L’AMITIÉ EN LITTÉRATURE
Conférence de Véronique Maas faite à l’abbaye Notre-Dame de Fontgombault le vendredi 3 août 2018 dans les cadres des Rencontres de culture chrétienne sur l’amitié.

L’amitié en littérature… Est-ce un sujet digne d’intérêt ? L’amitié, ne s’agirait-il pas simplement de la vivre, d’en vivre : rien à voir donc, apparemment, avec la littérature, qui peut certes parler de l’amitié, et même bien en parler, mais ne peut pas faire plus qu’en parler. Et entre les mots et les choses, entre un discours sur l’amitié et l’amitié elle-même, il y a, semble-t-il, un gouffre.

Sauf peut-être en poésie. Lorsque Verlaine développe son Art Poétique, fait de nuances, d’imprécisions volontaires et de musicalité (« De la musique avant toute chose »), il termine par la célèbre formule : « et tout le reste est littérature ». Tout le reste ? C’est-à-dire tout, hormis cette poésie selon son cœur qu’il célèbre. Tout le reste est « littérature », c’est-à-dire pour lui, au pire mensonge éhonté, au mieux parole faible, inefficace, perdue, inutile. Alors que, selon René Daumal, un autre poète, « dans un vrai poème, les mots portent leur chose ». Mais pourquoi n’y aurait-il pas une « vraie » littérature, qui soit une œuvre d’art à part entière et non pas un simple et vain assemblage de mots ? Une parole littéraire où le fond et la forme soient indissociables, comme en poésie, telle que le texte non seulement parle de quelque chose, mais aussi l’évoque, l’actualise, le re-présente c’est-à-dire le rende présent ?

Il s’agira donc de se demander si la littérature est parvenue, parfois, à actualiser l’amitié, c’est-à-dire non seulement à en parler, plus ou moins pertinemment, plus ou moins joliment, mais aussi et surtout à être, indissociablement, œuvre littéraire et acte amical, discours et geste d’amitié, bouquet de mots et main tendue. Bref : quels sont les genres littéraires qui sont parvenus à la fois à dire et à produire l’amitié ?

Dès lors, et parce qu’il faut bien limiter son propos, les œuvres dont je parlerai seront seulement celles qui à la fois disent et font l’amitié, donc une littérature poétique de l’amitié (poiein en grec signifiant « faire »), une littérature qui chante l’amitié, la célèbre, fait l’éloge vibrant de l’ami, trop tôt disparu et qu’on cherche ainsi à faire revivre : les dialogues, les panégyriques ou les éloges funèbres… Mais aussi celle qui vit, en direct, la relation amicale : les correspondances… C’est-à-dire, l’amitié étant une relation, tous les genres « relationnels », où l’on s’adresse à l’ami, où il y a un « je » et un « tu ».

Et il va sans dire – ce qui me permet d’encore plus limiter mon propos, qui n’aura donc rien d’érudit ou d’exhaustif –, que ma perspective sera, elle-même, amicale. Je ne conçois d’ailleurs la critique littéraire que comme un regard affectueux, aimant sur les auteurs et leurs œuvres, et, lorsque j’étais professeur de français, je n’ai jamais réussi à faire un cours convenable sur des auteurs ou des œuvres que je n’aimais pas. En somme, mes propos eux-mêmes, si l’on veut, pourront donc se rattacher à ces genres littéraires qui nous intéresseront ici et qui seront à la fois « sur » et « dans » l’amitié, qui à la fois diront et « feront » l’amitié. Je vous invite donc à une petite promenade littéraire sans prétention en compagnie d’œuvres et d’auteurs que j’aime et qui font vivre l’amitié, la « réalisent » à leur manière.

I. DEUX DIALOGUES : le De Amicitia de Cicéron, le Dialogue de l’amitié de Lanza del Vasto et Luc Dietrich
II. UNE AUTOBIOGRAPHIE: Les Essais de Montaigne
III. DEUX CORRESPONDANCES : entre Wanda Poltawska et Karol Wojtila, entre la Mère Geneviève Gallois et Paul Alexandre
IV. DEUX ÉLOGES FUNÈBRES : celui de St Grégoire sur saint Basile, celui de Margaret Buber-Neumann sur Milena
V. DEUX MÉDITATIONS SUR L’AMITIÉ : celle de Geneviève de Simone-Cornet et celle de Jean-Paul Vesco

I. LES DIALOGUES

1) CICÉRON, DE AMICITIA

Avec ce vieux « Budé », français-latin, plein de notes et qui porte mon nom de jeune fille, on ne peut pas dire que j’ai eu des relations très amicales : elles étaient plutôt scolaires et fastidieuses. Mais tout de même, le titre m’a toujours plu, même si Cicéron m’ennuyait un peu. Et lorsque, à plus de 40 ans d’intervalle, à l’occasion de ces Rencontres, j’ai rouvert mon vieux Budé, je me suis aperçue que Cicéron avait mis dans ce dialogue toute son humanité, toute sa tendresse. Il a composé le De Amicitia en 44 avant Jésus-Christ, à une époque d’intense activité, à la fois philosophique, épistolaire et politique, et au milieu d’angoisses terribles, la crise politique qui traversait alors Rome allant même lui coûter la vie. Et pourtant, ce petit livre, qui a dû être écrit très vite, en guise de délassement, respire la douceur et la sérénité, comme si Cicéron n’avait pas eu alors d’autres soucis que de disserter sur l’amitié.

C’est Atticus, un vieil ami, qui l’avait prié d’écrire sur ce sujet. Cicéron a eu la bonne idée de donner à ce traité la forme d’un dialogue où le principal personnage est Lélius, Romain célèbre précisément pour l’amitié qu’il avait vouée à l’un des plus grands hommes de Rome, Scipion l’Africain (appelé ainsi parce qu’il fit la guerre en Afrique et détruisit Carthage), dont Lélius avait été le second, un siècle auparavant, lors de plusieurs campagnes militaires. Les deux interlocuteurs de Lélius sont ses deux gendres, venus le réconforter quelques jours après la mort de Scipion l’Africain.

Le De Amicitia est donc l’œuvre d’un ami écrivant pour son ami le plus cher, au sujet de l’amitié, cette amitié étant doublement authentique, puisqu’elle est vécue, incarnée, à la fois par l’écrivain, et par le personnage principal de son dialogue, qui s’appelle aussi le Lélius.

C’est ainsi qu’au début du dialogue, Cicéron s’adresse à Atticus : « Souvent, tu m’as demandé d’écrire sur l’amitié », il lui explique qu’il va répondre à sa demande par un dialogue où Lélius « ne parle que de l’amitié ». Et il le prévient qu’à travers les propos de Lélius, il faudra lire sa propre méditation sur l’amitié qu’il partage avec Atticus : « legens te ipse cognosces . » (En lisant, tu te reconnaîtras toi-même.)

Que dit Cicéron de l’amitié, et comment la vit-il ?

D’abord, elle est plus forte que la mort, parce qu’elle s’accompagne de mort à soi-même, d’oubli de soi : LELIUS. « Je suis ému de la perte d’un ami tel que, à ce qu’il me semble, je n’en aurai jamais de pareil, tel que, assurément, je n’en ai jamais eu. Mais je n’ai pas besoin d’un remède à ma douleur. Je trouve ma consolation en moi-même, et surtout dans la pensée que je suis exempt de l’erreur qui cause à la plupart des hommes tant de peine à la mort de leurs amis. Je ne crois pas qu’il soit arrivé un malheur à Scipion ; s’il en est arrivé un, c’est moi qu’il frappe. Or s’affliger de ses propres maux, ce n’est pas aimer son ami, mais soi-même. »

Puis, elle est source de bonheur : « Le souvenir de notre amitié m’apporte une telle jouissance qu’il me semble avoir vécu heureux, puisque j’ai vécu avec Scipion. »

Elle est ce qu’il y a de meilleur car elle est liée à la vertu : « L’amitié n’est autre chose que l’accord sur toutes les choses humaines, accompagné de bienveillance et d’affection ; et je crois bien que, la sagesse exceptée, rien de meilleur n’a été donné à l’homme par les dieux immortels. Les uns préfèrent la richesse ; d’autres, la bonne santé ; d’autres, la puissance ; d’autres, les honneurs ; beaucoup aussi les plaisirs.

Ce dernier choix est digne des animaux ; les autres biens que je viens de nommer sont caducs, incertains ; ils dépendent moins de notre choix que des caprices de la fortune. Quant à ceux qui mettent le souverain bien dans la vertu, ils ont grandement raison ; mais c’est cette vertu même qui produit et maintient l’amitié ; sans vertu, toute amitié est impossible. »

Elle est désintéressée, vraie, éternelle… le dialogue est, d’un bout à l’autre, un vibrant éloge de l’amitié où Lélius fait aussi bien l’éloge de Scipion, son ami, que Cicéron celui d’Atticus pour qui il écrit. Mais l’expression de l’amitié est tout de même indirecte, dans la mesure où ce n’est pas un dialogue entre Cicéron et Atticus.

2) LUC DIETRICH et LANZA DEL VASTO, DIALOGUE DE L’AMITIÉ

En revanche, le Dialogue de l’amitié de Luc Dietrich et Lanza del Vasto a vraiment été écrit à deux, en 1942, et les deux personnages du dialogue sont Chrysogone, c’est-à-dire Lanza del Vasto, le disciple chrétien de Gandhi et le fondateur de la communauté de l’Arche, et Luc Dietrich. Ils se sont rencontrés en 1932, assis sur un même banc du parc Monceau à Paris, et l’entrée en matière de Lanza del Vasto a été cette question soudaine posée à Luc Dietrich : « Êtes-vous bon comme ce pain ? » Lanza del Vasto passera des heures auprès de Luc Dietrich pour lui faire améliorer ses livres (notamment Le Bonheur des tristes), et les deux amis partageront tout, sauf l’attachement à un maître spirituel douteux, Gurdjieff, dont Lanza del Vasto s'éloignera très vite. René Daumal, que j’ai cité tout à l’heure, a été un autre grand ami de Lanza del Vasto et de Luc Dietrich. Daumal et Luc Dietrich sont morts en 1944, à quelques mois d’intervalle, Daumal de la tuberculose, à 36 ans, Luc Dietrich d’une infection au pied à la suite d’un bombardement, à 31 ans. Lanza del Vasto, lui, est mort en 1981, à 80 ans.

Les trois premiers quarts du dialogue de l’amitié m’avaient passionnée à 20 ans, mais m’ont semblé très ennuyeux lorsque je les ai relus, récemment : c’est que Lanza del Vasto et Luc Dietrich n’y parlent pas encore d’amitié, de leur amitié. On est dans l’abstraction, la théorie, et non dans le vécu. Mais tout à coup, dans le dernier quart du livre, c’est-à-dire les 15 dernières pages, c’est un feu d’artifice, une apothéose, un bouquet final d’amitié, et on sent que Luc et Chrysogone savent de quoi ils parlent, vivent ce qu’ils chantent, car l’expression se fait alors extrêmement poétique. En voici quelques passages :

LUC DIETRICH et LANZA DEL VASTO, DIALOGUE DE L’AMITIÉ, 1942, p.170 à 184 et dernière, passim.

CHRYSOGONE
« À défaut de maître, en son absence ou son attente, la plus forte discipline à laquelle l’homme se puisse soumettre pour se connaître et pour se soutenir, pour se contenir et pour se dépasser, c’est l’amitié.

LUC
J’aime t’entendre affirmer que l’amitié est une discipline. La nôtre, notre profonde, notre sévère, notre unique amitié a été une discipline dès le début.

CHRYSOGONE
[…] Lorsqu’un homme ordinaire prétend devenir son propre maître, son travail intérieur risque de devenir aussi nul que le combat de la main droite contre la main gauche. Aider autrui en cela sera toujours moins difficile que nous aider nous-mêmes, et d’ailleurs l’aide portée à l’autre ne peut manquer de nous aider : elle est, me semble-t-il, la raison de l’amitié. [… ]

LUC
Certes, il est plus facile de voir quelqu’un qui marche devant nous que d’en voir un qui se trouverait derrière. Or, nous nous trouvons toujours derrière nos propres yeux et non devant. L’autre tombe donc plus naturellement sous le feu de notre regard. Et c’est une réaction naturelle que de se demander « qui est-il ? », de le connaître et par là d’être en état d’agir sur lui.

CHRYSOGONE
[…] Le regard ne retourne sur soi-même et ne voit l’œil par où il regarde que s’il se brise sur le miroir qui l’a réfléchi. Réfléchir veut dire se rompre et se retourner : remonter contre la pente naturelle ; ce n’est qu’au retour que paraissent cette connaissance de la connaissance et volonté de la volonté, début de la connaissance et de la volonté de soi, de la conscience. […]

LUC
Cette réflexion sur soi-même, qui est d’un philosophe, l’amitié la rendra naturelle, car le regard ne rencontrera pas seulement dans l’ami un miroir, mais un regard qui rend le regard en le redoublant. Dans toutes les demandes que l’intérêt de l’ami nous adressera, une demande domine, qu’il la prononce ou non : Qui es-tu ?

CHRYSOGONE
« Toi », premier mot d’amour, dit un texte égyptien. Oui, et dernier mot de la philosophie. « Toi », gage de la connaissance, pont jeté par-dessus le monde apparent vers la substance, vers la substance qui répond. Aimer, c’est connaître avec profondeur ; connaître, c’est aimer avec clarté et de façon définitive.

LUC
Ce qui fait la fragilité de la plupart des amitiés – je ne parle pas des plus pures et des plus sincères – c’est qu’elles sont fondées sur l’effusion. Et l’effusion est de l’ordre de la complaisance plutôt que de la connaissance. […] Pour que l’amitié soit durable, il convient donc qu’elle soit dure. Elle exige un sacrifice quotidien à la sincérité.

CHRYSOGONE
Pour que l’amitié ne soit point passagère, il faut que quelque chose s’y passe, il faut qu’on en fasse quelque chose.

LUC
Nous pouvons le dire, l’histoire de notre amitié a été celle de nos efforts pour donner forme à ce que nous voulions faire entendre l’un à l’autre, pour transporter sur le plan de la forme ce qui appartenait au domaine de l’effusion. Ç’a d’abord été ton effort pour m’amener à l’état d’amitié. J’étais, lors de notre rencontre, comme un de ces noyés qu’on pourrait croire vivant, tant le courant les anime de gestes. Ce que je croyais savoir, parce que dans l’émerveillement de l’enfance j’en avais été traversé, je l’avais comme oublié ; mais je ne l’avais pas assez oublié pour m’établir sans inquiétude dans le train de la vie ordinaire. Je n’avais pas encore vingt ans, tu en avais douze de plus, et cette distance était trop grande pour permettre la familiarité de la camaraderie, insuffisante pour marquer la différence du maître à son disciple. Mais tu as su concilier ces deux contraires et en faire le chemin de l’amitié.

CHRYSOGONE
Je ne me connais en cela d’autre mérite que de m’être émerveillé de toi, et d’avoir mis en pratique cet émerveillement : d’avoir attendu avec confiance, retenu avec justesse, écouté ; écouté aussi les silences et ce qui se passa entre deux moments. La tâche dont je suis le plus content, parce qu’elle m’a coûté le plus d’efforts, a été de m’effacer. Je me suis tenu devant toi comme une surface sans forme ni couleur propre, capable ainsi de toutes les formes qui se présenteraient. Grâce à cet effacement, tu t’es trouvé en moi, car nul n’a pour soi de visage que devant un miroir.

LUC
Oui, mais un miroir qui est un œil, un silence qui est une voix, qui est un appel, qui est un ordre, un effacement qui est comme le vide qui se fait pour l’aspiration, un effacement que rehausse le soutien d’une présence. Si l’amitié est un lieu où quelque chose se fait, la nôtre est bien une amitié : mes livres en sont faits, et n’est-ce pas la meilleure dédicace qu’un ami puisse tracer pour son ami : Je n’ai peut-être jamais écrit que pour m’expliquer devant toi.

CHRYSOGONE
[…] Dès que tu es entré dans le récit de ton enfance travaillée, des aventures et des drames où le hasard t’avait jeté avant l’heure, les nervures de la vie ont touché mon goût de l’arabesque et les retours de ta destinée mon amour des rythmes absolus. Ces choses criantes de vie, saignantes de toi, je les ai regardées comme des objets précieux. J’ai voulu les voir fixées, comprises en tout point et placées devant nous, c’est-à-dire écrites. Je t’ai même soumis à la question pour ne pas laisser perdre une seule goutte de ta souffrance.

LUC
J’éprouvais quelquefois l’angoisse du cauchemar à retourner ainsi sur les douleurs passées, à devoir y passer encore et encore, jusqu’au moment où je les aurais comprises. Quelquefois je me débattais en d’impuissantes et obscures révoltes. Je rêvais, la nuit, de ton regard comme d’une arme tournée contre moi et qui me perçait à jour. Quelquefois des voix montaient en moi qui demandaient grâce ; mais je te sais gré d’avoir préféré ma vérité à moi-même. […]

CHRYSOGONE
J’attendais l’heure où tu saurais t’aimer comme je t’aimais, où tu saurais prendre ta place en toi, celle que j’occupais encore, où tu serais devant toi-même, comme par moments tu savais être devant moi.

LUC
Je me souviens de notre première rencontre, ce jour-là, sur le banc du jardin public. Je n’ai pas été frappé par ton aspect comme ceux qui te rencontrent pour la première fois : jamais je ne t’ai vu pour la première fois, jamais je ne t’ai regardé du dehors. Tout le passé t’a reconnu et t’a aimé avec moi. Dix années ont passé sur ce jour et le ramènent. Maintenant, maintenant il me semble que je te regarde pour la première fois.

CHRYSOGONE
En fait, c’est d’aujourd’hui que date notre entrée dans l’Amitié. Te voilà parvenu à l’égalité que l’amitié demande et crée. Tu n’es plus celui qui prend. Tu n’es plus celui qui rend : tu donnes. Je n’ai plus rien à t’apprendre. Nous avons beaucoup à apprendre ensemble. Nous avons d’abord à apprendre ce que nous avons cru savoir, et puis à commencer la découverte de ce que nous savons ignorer. À nous instruire de ce que d’autres savent, à partir de ce que tout le monde ignore, à partir de nous-mêmes : à gagner le monde sans nous perdre ; à devenir autres en connaissant ce que nous sommes ; à nous éclairer par les études, à nous fortifier par les exercices et les épreuves, à nous éprouver l’un l’autre, à nous porter l’un pour l’autre garant du pacte que chacun a conclu avec soi-même ; à tuer le vieil homme en nous, à mater sa sauvagerie et sa paresse que nous retrouvons sous une forme ou l’autre à quelque hauteur que nous ayons atteint ; à remonter la pente naturelle, celle de la facilité qui débouche dans la déchéance ; à tuer aussi bien en nous l’homme d’aujourd’hui, qui ajoute à la brutalité primitive les vulgarités apprises ; à tuer la suffisance qui fait sa bassesse, la soif de profit qui fait sa misère, l’avidité de prévaloir qui le jette dans la servitude, l’impudence qui fait son mensonge, l’amour de la commodité qui trouble sa paix et le mène au crime, la négligence à l’égard de l’essentiel qui fait sa laideur. Et maintenant, tu vois bien que nous sommes égaux, également petits devant les grandes choses que nous allons aborder ensemble, également nuls devant l’immensité de la terre inconnue. »


L’amitié ici est vue et vécue comme une Voie, une Voie exigeante, et une Voie de connaissance. C’est une « discipline ». L’intérêt, l’efficacité de cette voie – car une voie est un moyen - vient de ce que « aider autrui est moins difficile que nous aider nous-mêmes ». L’image de Luc : « il est plus facile de voir quelqu’un qui marche devant nous que d’en voir un qui se trouverait derrière. Or, nous nous trouvons toujours derrière nos propres yeux et non devant. » appelle celle de Chrysogone : « Le regard ne voit l’œil par où il regarde que s’il se brise sur le miroir qui l’a réfléchi. »

Cette belle image, empruntée à Platon dans le Premier Alcibiade, à propose de l’inscription au fronton du temple de Delphes « Connais-toi toi-même », souligne bien la dimension initiatique de l’amitié. Ce « chemin de l’amitié » dont Luc parle plus loin est aussi bien une Voie spirituelle, rapprochant de Dieu, et une « Voie de Connaissance », connaissance de soi, et connaissance de l’autre.

Le « Tu » du dialogue est ainsi à la fois « premier mot d’amour » comme « dit un texte égyptien » -ou, dirons-nous ici, premier mot d’amitié, et « gage de la connaissance ». Mais il s’agit d’une connaissance vécue, existentielle, « substantielle », d’une connaissance qui n’est pas coupée de l’être et qui exige un engagement total.

Cela correspond aux différentes vertus mises en pratique : la « sincérité », l’émerveillement, la « confiance », l’écoute et surtout, l’effacement de soi. « La tâche dont je suis le plus content, parce qu’elle m’a coûté le plus d’efforts, a été de m’effacer » dit Chrysogone.

Cela correspond également au fait que Lanza del Vasto et Luc Dietrich intitulent leur œuvre commune Dialogue de l’amitié et non « Dialogue sur l’amitié » ou « au sujet de l’amitié » (ce que signifiait le « de » latin du De Amicitia). Le génitif ici est aussi bien objectif (dialogue sur l’amitié) que subjectif : dialogue produit par l’amitié, fruit de l’amitié, émanation de cette amitié, bref, dialogue amical, ou encore : amitié en acte.

C’est pourquoi Chrysogone peut dire : « Pour que l’amitié ne soit point passagère, il faut que quelque chose s’y passe, il faut qu’on en fasse quelque chose. »

Par exemple : leur dialogue ! Mais aussi, les deux beaux romans autobiographiques de Luc Dietrich, Le Bonheur des tristes et L’Apprentissage de la ville : « Si l’amitié est un lieu où quelque chose se fait, dit Luc, la nôtre est bien une amitié : mes livres en sont faits, et n’est-ce pas la meilleure dédicace qu’un ami puisse tracer pour son ami : Je n’ai peut-être jamais écrit que pour m’expliquer devant toi. »

Il y a donc d’autres genres littéraires que les dialogues qui « actualisent », réalisent, mettent en œuvre l’amitié. Les œuvres biographiques ou autobiographiques, lorsqu’elles sont dédicacées, dédiées, adressées par un « Je » à un « Tu », peuvent aussi être de l’amitié « en acte ».

II. ŒUVRES À DIMENSION AUTOBIOGRAPHIQUE

1) MONTAIGNE,
LES ESSAIS

Dans les Essais, Montaigne parle essentiellement de lui. On le comprend dès l’adresse qu’il fait au lecteur en guise de préambule : « C’est moi-même que je peins », « je suis moi-même la matière de mon livre » : nulle place ici pour l’autre, semble-t-il, pour la relation, pour l’amitié.

Et pourtant, si l’on y regarde de plus près, on voit que c’est pour ses proches et ses amis que Montaigne écrit son ouvrage : « Je l’ai consacré à la commodité particulière de mes parents et amis afin que, lorsqu’ils m’auront perdu, ils puissent y retrouver certains traits de mes façons naturelles d’être et de mon caractère et que, par ce moyen, ils développent plus entièrement et plus vivement la connaissance qu’ils ont eue de moi. » En ce sens, les Essais sont un geste d’amitié à l’égard des proches de Montaigne, famille et amis du temps de l’écriture, amis présents à qui il veut laisser un souvenir de lui dans le futur, après sa mort.

Mais ils sont aussi un appel en direction des lecteurs où se trouvent peut-être des amis, donc un geste d’amitié à l’égard d’amis potentiels, d’amis futurs. C’est ainsi qu’au livre II, chapitre 9, « De la vanité », il voit deux intérêts à écrire ses Essais : celui de se connaître et se « régler » lui-même, qui est le « premier profit », et un autre : « Outre ce premier profit que je tire de ces écrits sur moi, j’en espère cet autre : c’est que, s’il arrive que mes sentiments et opinions plaisent et conviennent à quelque homme de bien avant que je meure, il cherchera à nous joindre ; je lui donne une grande avance car tout ce qu’une longue connaissance et une longue familiarité [avec moi] pourrait lui avoir acquis en plusieurs années, il le voit en trois jours dans ce registre, et plus sûrement et plus exactement. […] Si, avec d’aussi bonnes preuves, je connaissais l’existence de quelqu’un dont les goûts fussent apparentés aux miens, assurément j’irais le trouver bien loin car la douceur d’une compagnie harmonieuse et agréable ne peut, à mon sens, s’acheter assez cher. Oh un ami ! »

On remarque en passant que l’amitié pour Montaigne est liée non seulement à la vertu, puisqu’il recherche un « homme de bien » ; mais aussi à la connaissance, qui, ici, est indissociablement connaissance de soi, de l’autre, et de l’homme. Et l’on dirait que dans ses Essais, écrits à la première personne, Montaigne tâche de construire un pont amical, de tendre sa main vers l’ami, la « deuxième personne », comme s’il écrivait en somme une correspondance à une voix.

Au livre I, chapitre 40, « Considérations sur Cicéron », il parle d’ailleurs de ses prédispositions pour l’épistolaire :

« Sur le sujet des lettres, je veux dire ce mot : c’est une forme d’ouvrage pour laquelle mes amis estiment que j’ai quelque talent ; et j’aurais choisi plus volontiers ce genre pour publier mes fantaisies si j’avais eu à qui parler. Il m’aurait fallu, comme je l’ai eu autrefois, une certaine forme de relations qui m’attirât, qui me soutînt et me souleva. Car parler en l’air, comme d’autres, je ne saurais pas le faire, si ce n’est en songe, ni inventer des correspondants pour les entretenir de sujets sérieux : je suis, en effet, ennemi juré de toute falsification. Si j’avais eu un grand ami à qui m’adresser, j’aurais été plus attentif et plus sûr que je ne suis en regardant les goûts divers de tout un peuple. Et cela m’aurait mieux réussi, ou je me trompe fort. »

« Si j’avais eu un grand ami » à qui envoyer des lettres, dit Montaigne, « cela m’aurait mieux réussi » que d’écrire mes Essais. Oui, car Montaigne est doué pour la correspondance, c’est-à-dire une forme de dialogue, c’est-à-dire aussi bien un mode d’expression de l’amitié. Il le dit au livre III, chapitre 3, « De trois commerces » (c’est-à-dire, sur trois sortes de relations sociales) :

« Je suis très capable d’acquérir et de garder des amitiés rares et bien choisies parce que je m’accroche avec une très grande faim aux relations qui conviennent à mon goût ; je m’y avance, je m’y jette si avidement que je ne manque pas facilement de m’y attacher et de laisser ma trace où je passe. J’en ai fait souvent l’heureuse expérience. Dans les amitiés ordinaires je suis quelque peu stérile et froid car mon allure n’est pas naturelle si elle n’est pas à pleine voile : outre le fait que mon sort, m’ayant façonné et mis en goût dès ma jeunesse par une amitié unique et parfaite, m’a, en vérité, donné quelque aversion pour les autres et trop gravé dans la pensée que l’amitié est une bête de compagnie, non une bête de troupeau, comme dit ce fameux ancien, il faut dire aussi que j’ai naturellement peine à me livrer à demi et sans une entière sincérité. »

Il le répète au chapitre 9, « De la vanité », où il affirme être « expert » dans « la véritable amitié ». Or, comment peindre l’amitié dans une monographie, une autobiographie ? On ne peut qu’aspirer à une écriture à deux voix, interbiographique, dialoguée, telle effectivement que la correspondance.

Mais voilà, cette correspondance dont rêve Montaigne n’a pas eu le temps de se mettre en place avec son grand ami, car ce dernier est mort prématurément, à 33 ans, en 1563 : c’est le drame de la vie de Montaigne, comme son plus grand événement avait été sa rencontre avec Étienne de la Boétie, en 1558 (Montaigne avait alors 25 ans, la Boétie 28). Quelques quatre années d’une intense amitié, puis une perte dont Montaigne ne s’est jamais remis. C’est ainsi que le premier livre des Essais fut d’abord conçu comme un monument à l’ami disparu, dont le Discours de la Servitude volontaire devait se trouver au milieu, au « plus bel endroit », tandis que les pages de Montaigne n’auraient été que des « grotesques », c’est-à-dire des peintures décoratives, des fioritures sans autre signification que de rehausser le chef-d’œuvre. C’est ce que Montaigne explique au début du livre I, chapitre 28, « Sur l’amitié ». Ce chapitre effectivement est au cœur du 1er des 3 livres des Essais, puisque ce 1er livre compte 57 chapitres :

« Considérant la façon dont est conduit le travail d’un peintre que j’ai [à mon service], il m’a pris envie de l’imiter. Il choisit le plus bel endroit et le milieu de chaque mur pour y loger un tableau élaboré avec tout son talent ; et le vide, tout autour, il le remplit de « grotesques », c’est-à-dire de peintures bizarres n’ayant d’agrément que dans leur variété et leur étrangeté. Que sont ici aussi, à la vérité, [ces Essais] sinon des « grotesques » et des corps monstrueux formés, pièce par pièce, de membres divers, sans forme déterminée, n’ayant d’ordre, de suite et de proportion que fortuits ? […] Je vais bien jusqu’à ce second point avec mon peintre, mais je n’arrive pas à le suivre dans l’autre partie, la meilleure, car ma compétence ne va pas jusqu’à oser entreprendre un tableau riche, agréable et fait selon [les règles] de l’art. Je me suis avisé d’en emprunter un à Étienne de La Boétie : il honorera tout le reste de cet ouvrage. C’est un traité auquel il donna le nom de [Discours de] la servitude volontaire. […] Et vraiment je suis lié par une obligation particulière de reconnaissance à ce traité parce qu’il a servi d’intermédiaire, en nous permettant d’entrer en relations. Il me fut montré, en effet, longtemps avant que j’eusse vu son auteur, mettant ainsi en route cette amitié que nous avons entretenue entre nous, aussi longtemps que Dieu l’a voulu, si complète et si parfaite que l’on n’en lit certainement guère de semblables et que l’on n’en voit aucune trace en usage chez nos contemporains. »

Si Montaigne, dans le deuxième livre des Essais, bien postérieur au premier, renonce à ce projet, c’est que le discours de La Boétie (un plaidoyer pour la liberté et une critique de la tyrannie) a été publié sous la forme d’un pamphlet protestant. Montaigne l’a remplacé par un éloge de l’amitié, qui est aussi bien un éloge de son ami : l’amitié incite à « faire quelque chose » pour l’ami, pour lui prouver, lui témoigner son amitié, et ce chapitre « de l’amitié », au cœur du livre I des Essais, est un signe fort, un symbole en quelque sorte, du lien peu ordinaire qui unissait Montaigne et la Boétie. C’est un geste amical, encore une fois, non plus vers l’ami présent ou futur, mais vers l’ami passé, l’ami perdu.

Je vous en lis la page la plus célèbre :

« Au demeurant ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont que des relations familières nouées par quelque circonstance ou quelque utilité, par le moyen de laquelle nos âmes se tiennent unies. Dans l’amitié dont je parle, elles s’unissent et se fondent l’une en l’autre dans une union si totale qu’elles effacent la couture qui les a jointes et ne la retrouvent plus. Si l’on me demande avec insistance de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. »
Il y a, au-delà de tout mon exposé et de ce que je puis dire particulièrement [des raisons de cette amitié], je ne sais quelle force inexplicable qui vient du destin [et qui est] la médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant de nous être vus, et même sur la foi de propos tenus [par des tiers] sur l’un et l’autre d’entre nous qui produisaient plus d’effet qu’il n’est normal pour de simples propos : je crois que le Ciel l’avait arrangé ainsi ; nous nous embrassions en entendant prononcer nos noms. Et lors de notre première rencontre qui eut lieu par hasard dans une grande fête et assemblée d’une ville, nous nous trouvâmes si épris, si connus, si liés entre nous que rien dès lors ne nous fut si proche que nous l’étions l’un de l’autre. Il écrivit une satire latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la promptitude de notre entente amicale, si vite parvenue à sa perfection. Devant si peu durer et ayant commencé si tard (car nous étions tous deux des hommes faits, lui ayant quelques années de plus), elle n’avait pas à perdre de temps et à se régler sur le modèle des amitiés faibles et conventionnelles pour lesquelles il faut tant de précautions de longue et préalable fréquentation. Celle-ci n’a pas d’autre modèle idéal que [celui qui vient] d’elle-même et elle ne peut être comparée qu’à elle-même. Ce n’est pas un point de vue spécial [sur l’amitié] ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange qui, ayant saisi toute ma volonté, l’amena à se plonger et à se perdre dans la sienne avec une faim, avec une ardeur pareille. Je dis « perdre », véritablement : nous ne nous réservions rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien ou mien. »

On n’est pas ici dans le genre de « l’essai », malgré le titre de l’œuvre, dans l’argumentation, le discours philosophique, rationnel, parce qu’on est à la limite de ce qui est dicible, explicable, comparable : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi », « je ne sais quelle force inexplicable », « elle ne peut être comparée qu’à elle-même », « je ne sais quelle quintessence ». On n’est plus dans ce qui se prouve, on est dans ce qui s’éprouve, dans le chant, la poésie, où « les mots portent leurs choses », comme disait Daumal, et auxquels, donc, il n’y a rien à ajouter, mais qu’il suffit d’écouter et de laisser résonner en soi…

Le chapitre se termine sur le mode de la déploration, de l’éloge funèbre :

« Si je compare tout le reste de ma vie, quoique, avec la grâce de Dieu, je l’aie passée douce, aisée et, sauf la perte d’un tel ami, exempte de grave affliction, pleine de tranquillité d’esprit, […] si je la compare, dis-je, tout entière aux quatre années pendant lesquelles il m’a été donné de jouir de la douce compagnie et société de cette [forte] personnalité, ce n’est que fumée, ce n’est qu’une nuit obscure et pénible. Depuis le jour où je l’ai perdu […], je ne fais que traîner languissant ; et les plaisirs mêmes qui s’offrent à moi, au lieu de me consoler, redoublent le regret de ma perte ; il me semble que je lui dérobe sa part. […] J’étais déjà si formé et habitué à être deuxième partout qu’il me semble n’exister plus qu’à demi. […] Il n’est action ou pensée où il me manque, comme lui aussi aurait trouvé que je lui manquais. »

Ainsi donc, même le discours autobiographique, que l’on imagine volontiers narcissique, tourné sur lui-même, parvient parfois à être, indissolublement, parole et geste d’amitié. Il n’empêche, et Montaigne le dit lui-même, que la correspondance est sans doute plus qualifiée encore pour parvenir à cette symbiose : pour en même temps dire et faire l’amitié, l’exprimer et la construire en un même mouvement.

III. LES CORRESPONDANCES

1) Wanda Poltawska-Karol Wojtyla :
Le Journal d’une amitié

Wanda Poltawska, née en 1921, est une psychiatre polonaise, mariée, mère de famille et ancienne déportée au camp de concentration de Ravensbrück où, pendant quatre ans, elle a été soumise par les médecins nazis à des expérimentations chirurgicales qui l’ont condamnée, pour le reste de sa vie, à de lourdes souffrances physiques. Son Journal d’une amitié, qu’elle a publié à la demande de Jean-Paul II, témoigne de la très belle et très pure amitié qui a existé entre eux.

Cette amitié s’est manifestée, pendant de nombreuses années, à l’occasion de vacances passées par Jean-Paul II – alors qu’il était encore le père Wojtila - avec la famille Poltawski. Ils ont fait ensemble beaucoup de randonnées en Pologne, où s’associaient marche, contemplation de la nature, prière et discussions. Jean-Paul II était devenu le directeur spirituel de Wanda Poltawska, juste après la guerre. Dès le début de leur relation, elle a pris l’habitude de noter ses pensées chaque matin après la messe, qu’ils méditaient ensemble, même en étant loin l’un de l’autre. Le père Wojtila lisait toujours ce que Wanda Poltawska lui envoyait et parfois, faisait des observations qu’il notait « dans la marge » : c’est ainsi, surtout, qu’ils correspondaient. Mais je vais plutôt vous lire une lettre que le père Wojtila, tout juste devenu Jean-Paul II, écrit à celle qu’il a l’habitude d’appeler Dusia.

20 octobre 1978

"Chère Dusia !
C’est bien que j’aie pu entendre au téléphone, le 17 octobre, aussi bien ta voix que celle d’Andrzej [son mari] et de Marian. Je me réjouis de votre venue ici. J’espère que je pourrai vous rencontrer, te rencontrer, non pas de manière « collective », mais de manière « familiale ». Au moins pour un petit moment. Le Seigneur Jésus a voulu que ce que l’on évoquait quelquefois, ce que toi-même avais dit le lendemain de la mort de Paul VI devienne réalité. Je remercie Dieu de m’avoir donné, cette fois-ci, tant de paix intérieure – cette paix qui, cela était évident, me manquait encore en août – que j’ai pu vivre tout cela sans tension. Avec la confiance que lui et sa Mère dirigeront tout, même au niveau des relations, préoccupations, et responsabilités plus personnelles. Avec la conviction que – si je ne suis pas l’appel – dans ces rapports aussi je peux tout gâcher.

Tu comprends que, dans tout cela, je pense à toi. Depuis plus de vingt ans, depuis qu’Andrzej m’a dit pour la première fois : « Duska a été à Ravensbrück », est née dans ma conscience la conviction que Dieu te confiait et te donnait à moi, afin qu’en un sens je « compense » ce que tu avais souffert là-bas. Et j’ai pensé : elle a souffert à ma place. Dieu m’a épargné cette épreuve, parce qu’elle a été là-bas. On peut penser que cette conviction est « irrationnelle » mais elle a toujours été présente en moi – et elle continue à y être.

Sur cette conviction, s’est développée peu à peu la conscience de notre fraternité, que tu étais ma « sœur ». Et cela aussi fait partie intégrante de toute ma vie. Et cela aussi perdure.

Ma chère Dusia ! Toute cette dimension fraternelle reste en moi et doit rester en toi. Elle a toujours été enracinée et « fixée » en Dieu, dans sa grâce – maintenant elle doit y être fixée encore davantage.

C’est pour cela, qu’elles étaient si bonnes, ces paroles que j’ai entendues au téléphone le 17 : « Nous serons là. » Il faudra les réaliser d’une manière nouvelle. Comment le faire dans les détails, je ne le sais pas encore, mais j’espère que le Seigneur Jésus nous le montrera, comme il nous l’a enseigné pendant vingt ans. Moi-même je m’en étonnais et je pensais quelquefois avec crainte : qu’est-ce qui, en cela, provient de lui, et qu’est-ce qui vient « de moi » et qui est peut-être contaminé par la faiblesse humaine ? Quelquefois, cette crainte dominait en moi – et toi aussi tu t’en rendais compte. Mais le plus souvent, j’étais étonné de voir jusqu’où pouvait aller sa grâce, de voir tout ce que lui, Créateur et Rédempteur, il pouvait accepter dans l’homme, dans l’humanité, tout ce que l’homme n’est pas capable d’accepter. Nous étions tous deux conscients de cela. Je dois admettre que j’ai aussi été aidé en cela par Tadeusz, et aussi, quelquefois – même si c’est de façon plus indirecte – par Marian. J’évoque à nouveau cela pour parler des personnes qui pourront t’aider quand je ne serai pas là.

Je veux pourtant continuer à cheminer avec toi, en un certain sens, jour après jour. Non seulement par la prière sans arrêt, mais aussi par une chaîne de « pensées-méditations » comme je l’ai fait récemment.

C’est la même chose cette fois, comme en témoignent les feuilles jaunes que je joins à cet envoi. Sans compter que – chose compréhensible – il m’est impossible d’ « émigrer » complètement de Cracovie, et que tout Cracovie, mais surtout les personnes qui me sont les plus chères, trouveront hospitalité dans ma maison d’ici, ou du moins la possibilité de me rencontrer.

[…] Je te confie tout entière, ainsi que vous tous : Andrzej et Kasia, avec son Andrzej et les petits qui doivent naître et Anka et les « jumelles » : ces deux dernières années, j’ai « communiqué » en quelque sorte avec les deux, aussi bien Marysia que Basia. J’ai confiance. La grâce de Dieu est plus puissante que notre faiblesse. « Je peux tout en celui qui me donne la force. » Fr.


En quoi cette lettre merveilleuse – la lettre d’un saint ! - est-elle à la fois parole et geste d’amitié ? Sans doute parce que non seulement elle dit, mais encore elle prouve l’amitié, sa force, sa pureté, sa grandeur. Elle la fonde en Dieu, très explicitement, en particulier lorsque Jean-Paul II affirme, au début de sa lettre, qu’en obéissant à la volonté de Dieu, il ne s’éloignera pas de son amie, bien au contraire : «

Avec la conviction que – si je ne suis pas l’appel – dans ces rapports aussi je peux tout gâcher. » «
Ces rapports » : il s’agit bien de sa relation d’amitié avec Wanda Poltawska. S’il ne « suit pas l’appel », s’il refuse d’être pape, donc de renoncer, plus que n’importe quel autre homme religieux, aux « amitiés particulières », il risque de « tout gâcher » dans son amitié avec Wanda. Inversement, en suivant l’appel, il « sauve » cette amitié. On retrouve la parole de l’Evangile : « Cherchez d’abord le royaume de Dieu et le reste vous sera donné par surcroît. » Autrement dit : cherchez d’abord l’amitié divine, dont l’amitié humaine émane ; ou : cherchez d’abord l’amitié divine, qui transfigurera l’amitié humaine, lui permettra de pleinement s’accomplir.

La lettre de Jean-Paul II pointe aussi certaines qualités de l’amitié véritable : la compassion (« elle a souffert à ma place »), la fraternité, le dépassement de la séparation physique, et, surtout, l’enracinement en Dieu. C’est ainsi que les références à Dieu sont récurrentes dans la lettre : « Je remercie Dieu », « la confiance que lui et sa Mère dirigeront tout », « Dieu m’a épargné cette épreuve », « enracinée et « fixée » en Dieu », « j’espère que le Seigneur Jésus nous le montrera, comme il nous l’a enseigné », « qu’est-ce qui, en cela, provient de lui », « tout ce que lui, Créateur et Rédempteur, il pouvait accepter », « La grâce de Dieu « , « celui qui me donne la force » : en tout dix références, entrelacées pourrait-on dire avec les allusions à l’amitié humaine, en un tissage de la nature et de la grâce.

2) On retrouve ce même tissage de la nature et de la grâce, de l’humain et du divin, dans la correspondance, surtout à la fin de leur vie, entre Mère Geneviève Gallois, moniale bénédictine de l’abbaye Saint Louis du Temple, et artiste, et le Docteur Alexandre, qui l’a découverte et soutenue, après avoir été le mécène de Modigliani.

Mère Geneviève à Paul Alexandre, le 19 novembre 1951
« Monsieur le Docteur, Je pars pour Limon demain mardi 20. Nos bons entretiens seront donc interrompus pour je ne sais combien de temps. Mais n’est pas interrompue l’amitié, la correspondance profonde, la douceur de parler le même langage, même si la conversation s’interrompt et quand même il y aurait mille lieues entre nous.

Paul Alexandre à Mère Geneviève, dimanche 19 février 1956
Ma Révérende Mère, Jeanne ma fille vient me voir avec son Agnès et, puisque je vous écris, me demande de vous dire que la première communion de celle-ci sera le 4 mars. Vous souvenez-vous de ce qu’elle vous a demandé naguère ? – Nous contemplons « Ouvre-moi, ma sœur, mon amie », la composition que vous avez faite pour sa communion à elle, le 15 juin 1933, et qui m’a révélé l’immensité du don de Dieu en vous. Ma petite communiante, il est vrai, s’était mise à pleurer, disant qu’elle était la seule, de toutes ses camarades, à avoir une image aussi laide. Mais moi, j’étais aux anges !

Mère Geneviève à Paul Alexandre, le 22 février 1956
Cher monsieur le Docteur, Vous me réclamez l’image pour la première communion d’Agnès ; elle n’était pas encore faite parce que je n’avais trouvé aucune idée ; vous savez que je ne sais pas dessiner pour les enfants. De plus, j’ai pris une forte crise de tension. Vous savez dans quel état on est : la tête qui tourne, les jambes qui flanchent et une extrême faiblesse ; je ne peux plus aller à l’atelier ; le froid est un obstacle de plus. Pourtant, et pour essayer de vous faire plaisir, j’ai aussitôt fait un dessin. Que vaut-il ? Il n’est peut-être pas autre chose qu’un signe de bonne volonté. Gardez-le pour vous, si vous voulez, mais il ne faut pas affliger la petite fille, avec un dessin qui ne pourrait que la faire pleurer, comme celui qui avait fait pleurer Jeanne. Je m’excuse bien de vous donner cette déception. Au revoir jusqu’à Pâques, cher monsieur le docteur, profitons bien de notre Carême pour une joyeuse Résurrection.


Paul Alexandre à Mère Geneviève, dimanche 26 février 1956
Ma Révérende Mère, Si vous ne me le disiez, je ne pourrais croire que vous avez fait en si peu de temps cet admirable dessin de la Sainte Vierge avec l’Enfant. L’expression poignante et si nuancée de ces deux visages, l’équilibre admirable des lignes qui donne tant de style à la composition, l’agencement et la densité de l’écriture qui joue avec bonheur sur le fond, la maîtrise de l’exécution, tout enfin m’aurait fait penser que cette œuvre a été méditée, longtemps portée dans votre cœur avant de venir au jour. Elle atteint ce point de maturation et d’équilibre qui la rend accessible à tout cœur pur, en dépit de sa profonde originalité.
[…] Témoin de l’admiration très sincère [de toute la famille], je relis avec surprise les lignes de votre lettre d’une modestie excessive qui me font appréhender que vous perdiez assurance. Comme vous reprendriez vite confiance si j’étais digne de vous faire croire en mon jugement !
Je joins pour l’abbaye une petite somme, faible témoignage de ma bonne volonté, bien indigne du présent que vous nous faites.

Mère Geneviève à Paul Alexandre, le 28 février 1956
Cher Docteur Alexandre, Votre bonne lettre m’est arrivée, portant la rétribution du dessin, qui excède fort le dessin. Merci pour cela, et merci pour l’encouragement que vous me donnez. Tout ce que je peux faire, en art, s’appuie sur votre compréhension et l’encouragement que vous m’avez donné. Oui bien sûr, je crois en votre jugement ; combien de fois votre compréhension de ce que je fais m’a remise sur pied ! tant de fois j’enverrais tout promener ! Dites à la petite Agnès que je prierai pour elle, le 4 mars.

Paul Alexandre à Mère Geneviève, vendredi 6 juillet 1956
Ma Révérende Mère, Votre lettre si bienveillante, le jour de la Saint Paul, m’a très vivement touché – moi qui suis toujours oublieux des fêtes et des anniversaires. Je sens votre grande amitié efficace qui rappelle constamment toute ma famille à la divine miséricorde. Les témoignages d’affection que vous me prodiguez depuis tant d’années ont embelli et continuent d’embellir ma vieillesse ; elle s’achève, grâce à vous, en un Te Deum presque ininterrompu.

Mère Geneviève à Paul Alexandre, le 6 août 1958
Au revoir cher ami, nous sommes tout à fait cœur à cœur pour le temps et l’éternité.

Paul Alexandre à Mère Geneviève, le 27 octobre 1958
Ma Révérende Mère, Votre chaude amitié, ce cœur à cœur pour le temps et l’éternité m’ont réconforté moralement. J’avais passé une nuit très mauvaise et je n’ai pas encore repris mes forces après trois jours à la chambre, au repos complet. Je ressens donc parfaitement les troubles qui vous affligent : cet état de langueur rebelle à tout effort en particulier. Chez moi c’est la vieillesse qui fait de jour en jour des pas de géant. Je ne m’en plains pas ; je trouverais plutôt que cela ne va pas assez vite. Cependant je voudrais encore voir votre œuvre [le vitrail in paradisum] qui, je l’espère bien, ne sera pas la dernière, même si elle préfigure le sort qui vous attend, cette assomption parmi les anges que la foi vous permet d’espérer.
Ma Révérende Mère, vos œuvres exécutées dans un crescendo admirable ont embelli et ennobli les derniers jours de ma vie. Elles me donnent un avant-goût de la vraie joie. Je n’aurai pas trop de l’éternité quand enfin je l’aurai atteinte pour en louer, pour en bénir Notre Père.

Mère Geneviève à Paul Alexandre, le 26 novembre 1958
Mon cher Docteur, Comment allez-vous ? votre état de santé me laisse un peu inquiète. Pourtant vous aviez bonne mine, dimanche dernier, et je ne vous trouve pas changé. Vous comprenez qu’il faut faire notre dernier petit bout de chemin ensemble, pas plus vite l’un que l’autre. »

« Un petit bout de chemin ensemble, pas plus vite l’un que l’autre » : belle image de l’amitié – et de sa difficulté ! - Et d’autres idées, tout aussi belles : celle que l’éloignement physique n’est pas important dans l’amitié, qui est d’un autre ordre : « quand même il y aurait mille lieues entre nous » ; celle que l’amitié permet de voir « l’immensité du don de Dieu en » l’autre ; qu’elle est « compréhension », « encouragement », « bienveillance », reconnaissance (« Te Deum ») et enfin cette autre définition de l’amitié comme « un cœur à cœur pour le temps et l’éternité ».
« Un cœur à cœur », un « je » et un « tu », tels sont les deux pôles de la littérature amicale, tous deux également présents dans les dialogues et les correspondances, tandis que le « je » est accentué dans les écrits autobiographiques, le « tu » dans les écrits biographiques adressés, comme l’éloge funèbre ou le témoignage.

IV. LA BIOGRAPHIE / ÉLOGE FUNÈBRE / TÉMOIGNAGE

1) Saint Grégoire et saint Basile


Depuis la réforme du calendrier par Paul VI, en célébrant ensemble, le 2 janvier, saint Basile le Grand, évêque de Césarée et saint Grégoire de Nazianze, évêque de Sazimes puis patriarche de Constantinople, l’Église veut souligner la vertu de leur amitié exemplaire.

Saint Basile de Césarée et saint Grégoire de Nazianze naquirent en Cappadoce, vers 330, l’un à Césarée de Cappadoce et l’autre à Arianze ; tous les deux appartenaient à des familles éminemment chrétiennes puisque le premier, fils et petit-fils de saintes, était le frère de saint Grégoire de Nysse, de saint Pierre de Sébaste et de sainte Macrine la Jeune, tandis que le second était le fils de Grégoire l’Ancien, évêque de Nazianze. Les deux amis qui avaient reçu une solide éducation, se rencontrèrent à l’école de Césarée mais ne se lièrent indéfectiblement qu’à l’école d’Athènes. Ensemble, ils furent moines, près de Néo-Césarée, dans le Pont, où ils composèrent, à deux, la Philocalie et écrivirent deux règles monastiques.

Basile fut élu évêque de Césarée (370), en même temps qu’il était fait métropolite de Cappadoce et exarque du Pont ; quand il créa de nouveaux sièges épiscopaux, il fit confier à Grégoire qu’il consacra, celui de Sazimes (371). En 379, Grégoire fut désigné pour réorganiser l’Église de Constantinople dont il fut nommé patriarche par l’empereur Théodose Ier; la légitimité de sa nomination étant contestée, il démissionna et, après avoir un temps administré le diocèse de Nazianze, il se retira dans sa propriété d’Arianze où il mourut en 390.

Quant à saint Basile, son activité comme prêtre, apôtre de la charité, prince de l’Église, et combattant victorieux de l’hérésie arienne, lui a procuré de son vivant le surnom de Grand. Il est mort en 379, avant saint Grégoire qui lui a consacré un très beau discours funèbre, dont je vais vous lire quelques extraits.

« […] C'est vers la prairie de l'éloquence, vers Athènes qu'il est envoyé par Dieu et par une belle insatiabilité de savoir ; Athènes, vraiment dorée pour moi et dispensatrice de bienfaits, si elle le fut pour quelqu'un ! Car c'est elle qui m'a fait mieux connaître cet homme qui déjà ne m'était pas inconnu ; et en cherchant l'éloquence, je trouvai le bonheur. […]

Jusqu'ici mon discours a marché d'une allure aisée, et dans la voie unie, très facile et vraiment royale des éloges de ce héros. Mais désormais, je ne sais quel langage tenir ni ou me tourner, car un obstacle surgit devant moi. D'une part je désire, arrivé à ce point, profiter de l'occasion pour ajouter à ce qui a été dit quelques faits qui me concernent, et vous dire l'origine, l'occasion et le commencement de notre amitié, ou de cet accord de sentiments et de nature, pour parler plus exactement. […] D'autre part, j'ai peur de l'impertinence de mon entreprise. J'essaierai donc de procéder avec toute la réserve possible ; mais si mon amour m’emporte, on excusera un sentiment légitime entre tous les sentiments. […]

Voilà le début de notre amitié ; c'est de là que jaillit l'étincelle de notre union ; c'est ainsi que nous fûmes blessés l'un par l'autre.

[…] Lorsque, avec le temps, nous nous fûmes avoué mutuellement notre inclination, et que l'objet de notre zèle était la philosophie, désormais nous fûmes tout l'un pour l'autre, ayant même toit, même table, mêmes sentiments, les yeux fixés sur un but unique, sentant chaque jour notre affection mutuelle gagner en chaleur et en force. Les amours charnelles, basées sur ce qui passe, passent aussi comme des fleurs printanières ; car ni la flamme ne résiste quand la matière est consumée : elle disparaît avec le combustible ; ni le désir ne subsiste quand son foyer s'épuise. Mais celles qui sont selon Dieu et chastes, ayant un objet solide, sont par là même plus durables ; et plus la beauté se découvre amie, plus elle unit à elle et entre eux ceux qui ont les mêmes amours : c'est la loi de l'amour qui est supérieur à nous.
Mais je sens que je me laisse emporter au-delà des convenances et de la mesure, et je ne sais comment je tombe dans ces propos ; d'autre part, je ne vois pas le moyen de m'arrêter dans mon récit. […]

On eût dit chez l'un et chez l'autre une seule âme pour porter deux corps. Et s'il ne faut pas croire ceux qui disent que tout est dans tout, nous du moins, il faut nous croire quand nous disons que nous étions l'un dans l'autre et l'un près de l'autre. Nous n'avions tous deux qu'une affaire, la vertu, vivre en vue des espérances futures, et avant de partir d'ici être détachés d'ici. Les yeux fixés sur le but, nous dirigions notre vie et notre conduite tout entière, en nous laissant ainsi conduire par la loi, en nous stimulant mutuellement à la vertu […].

Et maintenant, lui il est dans les cieux ; et là pour nous, je pense, il offre ses sacrifices, et il prie pour le peuple ; car en nous quittant, il ne nous a pas quittés tout à fait. Mais moi, Grégoire, mort pour une moitié et amputé d'une moitié, maintenant que j'ai été arraché à cette grande amitié, traînant une vie douloureuse et pénible comme il est naturel à la suite de cette séparation, je ne sais où j'aboutirai, après la direction qu'il me donnait, lui de qui aujourd'hui encore je reçois des avertissements et des réprimandes, au cours de mes visions nocturnes, s'il m'arrive de sortir du devoir et de tomber.

Reçois cela de nous, Basile, d'une voix qui jadis te fut très douce, de ton égal en dignité et en âge. S'il approche de ton mérite, c'est grâce à toi : c'est parce que j'avais confiance en toi, que j'ai entrepris ce discours sur toi. […] Et quand nous partirons, puisses-tu nous accueillir là aussi sous ta tente, afin que l'un et l'autre ensemble vivant et contemplant avec plus de clarté et de perfection la sainte et bienheureuse Triade, dont nous n'avons perçu maintenant que de faibles reflets, nous puissions borner là notre désir, et recevoir cette récompense pour les combats que nous aurons livrés ou qui nous auront été livrés. »

Il n’est pas étonnant de reconnaître ici les différentes composantes de l’amitié selon Cicéron ou selon Montaigne : elle produit le bonheur, elle est liée à la philosophie, à la beauté et à la vertu, elle est chaste, durable et absolue : « désormais nous fûmes tout l'un pour l'autre », « une seule âme pour porter deux corps ». Ce qui est plus extraordinaire, c’est de retrouver cette dimension de l’amitié dans l’hommage que Margaret Buber-Neumann a rendu à Milena, qu’elle a côtoyée au camp de concentration de Ravensbrück, à nouveau.

2) Margaret Buber-Neumann et Milena Jesenska

Le livre de Margaret Buber-Neumann sur Milena, une journaliste engagée de Prague, amie de Kafka, est à la fois un témoignage historique sur l’expérience concentrationnaire et un hommage à une amie qui n’est plus. Margaret Buber-Neumann n’a pas écrit cette biographie par vocation d’écrivain, mais simplement, dit-elle, « parce que la personnalité de Milena Jesenska [la] fascinait et parce qu’une profonde amitié [la] liait à elle. » Et aussi parce qu’avec Milena, elles avaient décidé, quand elles auraient retrouvé la liberté, d’écrire un livre ensemble : le livre de leur amitié et de leur expérience commune des camps. C’est ce qu’elle dit en épilogue :

« Je retrouvai la liberté et exécutai le testament de Milena, j’écrivis notre livre sur le camp de concentration. Peu avant sa mort, elle m’avait dit un jour : « Je sais que toi, au moins, tu ne m’oublieras pas. Grâce à toi, je peux continuer à vivre. Tu diras aux hommes qui j’étais, et auras pour moi la clémence du juge… » Seules ces paroles m’ont donné le courage d’écrire cette vie de Milena. »

Un livre est donc un témoignage, sur une belle personne et une belle amitié. Et l’amitié dont il témoigne était elle-même témoignage d’humanité en pleine barbarie : « Une amitié intense est toujours un cadeau de grand prix. Mais si l’on en éprouve le bonheur dans des conditions désespérantes comme celles du camp de concentration, il peut devenir l’essence même de la vie. Aussi longtemps que nous avons été ensemble, Milena et moi sommes parvenues à surmonter tout ce que le présent avait d’insupportable. Mais, avec toute sa force et son caractère exclusif, cette amitié est devenue davantage encore : une protestation ouverte contre l’avilissement que nous subissions. Les SS pouvaient tout interdire, nous réduire à l’état de numéros, nous menacer de mort, nous asservir, mais dans les sentiments que nous éprouvions l’une pour l’autre, nous demeurions libres et hors d’atteinte. C’est à la fin du mois de novembre que nous osâmes pour la première fois nous prendre par la main, pendant une promenade du soir, chose formellement interdite à Ravensbrück. Silencieuses, nous avancions dans l’obscurité le long de l’allée, la main dans la main. Nous marchions à grands pas, comme si nous étions en train de danser, les yeux perdus dans la lumière laiteuse de la lune. Il n’y avait pas un souffle de vent. Quelque part, au loin, dans une autre partie du camp, nous entendions traîner et crisser les galoches d’autres détenues. Mais la seule chose qui comptait pour moi, c’était la main de Milena dans la mienne. »

V. DEUX MÉDITATIONS SUR L’AMITIÉ

1) Geneviève de Simone-Cornet, Mais il y a la lumière – La grâce est de rencontrer
- Méditation sur l’amitié, Salvator 2018

Geneviève de Simone-Cornet est journaliste à l’hebdomadaire chrétien Écho magazine à Genève. Elle fait régulièrement des retraites à l’abbaye d’Orval (une abbaye de moines cisterciens trappistes, située en Belgique, à quelques pas des frontières française et luxembourgeoise). C’est là qu’elle vient d’écrire Mais il y a la lumière, pour essayer de comprendre, de formuler et d’accepter dans la prière la perte d’une amitié qui comptait beaucoup pour elle.

Elle s’adresse à l’amie qui s’est éloignée, la prie de revenir, demande à Dieu de les réconcilier.

« Longtemps j’ai repoussé au fond de moi les questions qui me mordaient. Désemparée. Et puis un jour, lassée de fuir, j’ai choisi de m’arrêter. Au printemps. À l’ombre des murs d’une abbaye. J’y ai pris la plume pour faire mémoire et essayer de comprendre. Long chemin jalonné d’interrogations, lent voyage à travers les mots pour recoudre – si cela s’avérait possible – le tissu de l’amitié. Sur fond d’absence : sept ans me séparent de ce jour et depuis, pas un mot entre nous. Ces lettres comme une bouteille à la mer. Puissent-elles, au moins, témoigner d’une avancée à l’obscur. Tendue vers l’aube. Infiniment.

« Les mots relient. Est-ce pour cela que je t’écris, mes lettres comme une bouteille à la mer, dans l’espoir fou qu’ils te parlent encore ? Même si je sais qu’ils ne rattrapent rien, que le temps qui passe ne se reprend pas. Si les mots ne s’ouvrent pas comme les bogues en automne, à quoi bon ? Elles aussi ont des piquants à ne pas pouvoir les tenir. Il ne me reste qu’eux, si pauvres et humbles, que je croise avec ceux des priants et des poètes. C’est ma façon de dire oui, de ne pas lâcher, d’espérer encore, de tendre la main. Ils sont du côté de l’aube, de la lumière. Que puis-je faire d’autre que te les offrir ? » […]
Les mots, chez Geneviève de Simone-Cornet, se font ainsi « offrande lyrique » (pour reprendre le beau titre d’un recueil de poèmes de l’indien Rabindranath Tagore. Et l’offrande, c’est aussi le détachement de soi, le mouvement vers l’autre, en s’oubliant soi-même, de la même manière que l’amitié est oblation, renoncement à toute captation, à toute possession de l’autre. Finalement, l’amitié et l’écriture, une certaine écriture du moins, désintéressée, gratuite, se ressemblent : l’écriture poétique est offrande amicale, et l’offrande amicale se dit en langage poétique, celui qui donne de la main droite, celle qui tient le crayon, sans que la main gauche de l’orgueil et de la recherche de gloire ne s’en aperçoive. À la fin de sa belle méditation, Geneviève de Simone-Cornet retourne à l’abbaye d’Orval. Et là, elle comprend enfin sa part de responsabilité dans l’éloignement de l’amie, elle finit d’apprendre et d’accepter le détachement et la patience afin, par-delà le silence, de trouver les mots nouveaux qui rejoindront peut-être, un jour, l’amie perdue.

« Quelle heure est-il pour toi au cadran de notre amitié ? A-t-elle encore une place en ta vie ? Il fut un temps où je le désirais ardemment, et qu’elle fût grande, la plus grande possible. Et tout devait y concourir. Il m’a fallu du temps pour comprendre et accepter ton rythme, différent. Je courais plus vite, comme Jean arrivé le premier au tombeau, j’avançais en éclaireuse, toujours à l’affût. Combien profonde était ma soif, combien pesante ma faim ! Jamais je ne te laissais en repos.

À bousculer les heures et les jours, à multiplier confidences et aveux, je t’ai lassée. Tu as ralenti le pas jusqu’à t’arrêter. Alors, oui, j’ai regardé en arrière – j’étais loin devant. Mes mots ne te rejoignaient plus. Inutiles. Sans sève. Ne te laissant pas la moindre ouverture, la plus mince faille. J’avais oublié que dans une amitié on est deux, et que plus elle est vraie, plus elle aiguise l’altérité. Plus elle permet à la liberté de s’épanouir. Il m’a fallu du temps, celui du silence, du polissage, de l’effacement. Expérience d’évidement qui fait mal. […]

Aujourd’hui, entre trop et trop peu, il existe peut-être un milieu capable d’avenir. M’en approcher sur la pointe des mots. »

« Sur la pointe des mots » : quelle merveilleuse expression pour dire une parole poétique, silencieuse, une parole à l’écoute, une parole amie ! Et comme est belle aussi cette remise en question, cette contrition sincère, comme le sentiment de ne jamais pouvoir être à la hauteur de l’amitié, dans son exigence cristalline.

2) Jean-Paul VESCO, L’Amitié, Bayard 2017

On retrouve un peu la même attitude dans la postface d’une autre méditation récente sur l’amitié, celle de Jean-Paul Vesco : « L’homme, le frère, l’évêque que je suis souffre de se surprendre sans cesse en flagrant délit d’infraction au code de l’amitié. Que ceux qui peineraient à reconnaître dans l’auteur de ces lignes celui dont ils ont croisé la vie voient en ce livre une occasion qui m’est donnée de leur demander pardon. »

Jean-Paul Vesco, né en 1962, a été avocat avant d’entrer dans l’ordre dominicain. Il a été nommé évêque d’Oran, en Algérie, par Benoît XVI. Sa méditation sur l’amitié est dédicacée, donc adressée, « à Xavier », et l’on apprend que c’est par Xavier que l’amitié a fait irruption dans sa vie, à 21 ans, à qui il rend donc d’abord hommage par ce livre. Mais plus profondément, Jean-Paul Vesco s’adresse aussi au Christ, dont la parole d’amitié a non seulement exprimé, mais en même temps réalisé, rendue réelle, la relation d’amitié entre Dieu et l’homme. C’est ce dont il parle au chapitre 4 de son livre, pages 39 à 42, en commençant par citer l’évangile de Saint Jean, au chapitre 15 :

« Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur reste dans l’ignorance de ce que fait son maître ; je vous appelle amis, parce que tout ce que j’ai entendu auprès de mon Père, je vous l’ai fait connaître. » (Jean, 15, 15)

« Alors que Jésus partage son dernier repas avec ses apôtres, dont chacune de nos eucharisties fait mémoire, il leur livre comme son testament spirituel. […] Et au milieu de ce dernier enseignement tombe la parole qui est au centre de cette méditation sur l’amitié.

On attendrait de Jésus qu’il dise : « Je ne vous appelle plus serviteurs mais frères », puisque par lui nous nous reconnaissons enfants d’un même Père. Mais c’est le mot « ami » que Jésus emploie pour dire une dernière fois à ses apôtres combien il les aime. […]

À la différence des amitiés dans la vie de Jésus, qui appartenaient à l’homme Jésus, ces paroles ont une portée particulière car elles s’adressent à chacun de nous. C’est cette même différence qui distingue ces paroles de Jésus de tous les autres récits d’amitié. Ainsi par exemple, l’amitié exceptionnelle qui lia David et Jonathan […] : si ce récit peut évoquer en nous des expériences vécues, en aucun cas il ne nous fait devenir ami de David et Jonathan.

En revanche quand Jésus s’adresse à ses apôtres au soir de la dernière cène, nous croyons, et même nous sentons, que c’est à chacun de nous qu’il s’adresse, que c’est à chacun de nous qu’il propose son amitié ! Et c’est tout simplement fou.

Il nous faut prendre au sérieux ce que nous avons dit de l’amitié humaine et imaginer un instant ce que cela veut dire lorsque c’est Jésus, Dieu lui-même, qui entre avec chacun de nous dans cette relation d’amitié faite de reconnaissance aux trois sens du terme et d’une alter-égalité !

Se pourrait-il que Jésus, Dieu lui-même, reconnaisse ce quelque chose d’unique en chacun de nous qui engendre une connivence, un amour de préférence, qui fait qu’il ne serait jamais aussi bien que lorsqu’il est dans une relation d’intimité avec chacun d’entre nous ? Différente avec chacun de nous. Se pourrait-il qu’il exulte de joie et de gratitude à la naissance de cette relation d’amitié dont il se sentirait presque un peu indigne ? Se pourrait-il qu’il soit engagé dans cette relation d’amitié au point de découvrir dans notre regard quelque chose de plus beau, d’inédit, sur lui-même ? »

Il me plaît de finir sur cette idée de Jean-Paul Vesco. Car l’auteur, ici, ne parle plus en son nom propre, il donne la parole au Christ, et c’est le Christ lui-même qui nous offre sa parole d’amitié, cette parole qui tout à la fois exprime et construit l’amitié, la dit et la donne, parole sacrée et eucharistique s’il en est. L’amitié de Jésus est dans sa parole « Je vous appelle amis », comme lui-même est présent dans l’hostie.

CONCLUSION

Je vais terminer ma conférence, qui est aussi la dernière de ce cycle, par un ultime exemple de ces paroles dont j’ai essayé de vous parler, qui tout à la fois portent sur l’amitié, et sont, en elles-mêmes, des gestes d’amitié, des actes amicaux. Ce dernier exemple, eh bien ce sont, précisément, nos conférences sur le thème de l’amitié. Car on peut vraiment dire qu’elles sont, toutes, pour nous, mais aussi pour vous qui les avez écoutées, des témoignages amicaux, les signes d’une tendre sollicitude et d’une affectueuse attention, de la part de chacun de nos amis conférenciers.

Il faut rappeler d’ailleurs que l’amitié est à la source de ces Rencontres, qui se sont succédé, sept années durant, d’abord sur la Vertu, puis sur le Mystère du mal, sur la Beauté, sur le Corps, sur la Cité, sur le Jeu, et enfin, cet été, sur l’Amitié, sept années de Rencontres donc, où j’ai d’abord voulu que ma très grande amie Catherine Conrad puisse passer une semaine avec nous et tout près de notre chère abbaye de Fontgombault, tout en faisant profiter nos amis de sa belle intelligence et de tout ce qu’elle m’avait donné, transmis lorsque j’étais son élève en Terminale – la foi catholique en premier lieu. Ces Rencontres sont donc, de ma part, de la part d’Olivier, mon mari et meilleur ami, qui m’a tant aidé pour leur organisation, qui a été si patient, et aussi de la part des conférenciers, de beaux gestes d’amitié.

Et je suis très heureuse que cette fois, qui sera sans doute la dernière, car il faut bien se reposer un peu – les conférences, d’une part, aient justement, sans que ce soit prémédité, porté sur l’Amitié, et d’autre part, se soient ouvertes à un plus grand public que les années passées, grâce à l’accueil bienveillant de notre très révérend père abbé et de tous les moines de Fontgombault. Ainsi donc le cercle de l’amitié s’élargit, autour de Fontgombault ou plutôt, autour du Christ qui, j’en suis persuadée, habite, un peu plus, ou un peu mieux qu’ailleurs, les voûtes vénérables de l’abbatiale et fait entendre sa voix amie, comme un doux et caressant murmure, au travers des mélodies grégoriennes.